Cassia P. Da Cruz (Terminée)

« Tu n'as jamais rêvé de pouvoir arrêter le temps ? »
« Non...Jamais. Je suis plutôt pressé de vivre la suite de l'histoire en fait ! ».
On aurait pu s'en douter à ce moment-là. Que tout allait partir en cacahuète. Seulement j'ai compris le hic entre nous que quelques mois plus tard. Et j'ai dû réduire en morceau tout ce qu'on avait construit.  

On avait tout pour nous. On était jeunes. On était amoureux et on vivait notre vie à fond. Notre appart,nos boulots, nos soirées. C'était le bon vieux temps comme on dit.

Chaque fois je décroche et je compose ton numéro. Mais quand j’entends ta voix au bout du fil je me surprends à être la fille la plus lâche de la terre. Et je raccroche.

J'ai plutôt eu une vie heureuse. Mes parents ont eu un coup de foudre à leur rencontre et quelques années plus tard je pointais mon nez sous le soleil du Brésil. J'étais gâtée, entourée d'amour. J'avais tout ce dont un enfant pouvait rêver d'avoir. Nous avions notre petite vie bien tranquille mais il fallait bien venir un peu bousculer cet équilibre. Et ce petit ébranlement vint du travail de mon père.

Le japon ?!!

Ma mère haussait très rarement le ton. J'ai cru qu'elle allait s'étouffer en écoutant les explications de mon père. J'avais 8 ans. Et même si je ne comprenais pas l'intégralité de ce qui était en train de se produire, je l'ai vu. J'ai vu la peur dans les yeux vert de ma mère. Une peur plus grande que quand elle m'avait vu tomber de vélo. Plus grande que quand j'étais revenu balafrée après une chute à l'école. Une peur que je ne lui connaissais pas.

Tu sais très bien ce qu'il se passe là….Ce qui pourrait nous arriver.

La peur s'est immiscée dans le regard de mon père aussi. Et j'ai commencé à avoir peur moi aussi. Soudain j'ai eu l'impression d'être sur un mur trop étroit. Et plus je voyais la peur grandir dans leur yeux plus le mur devenait petit. Allions nous tomber tous les trois ? Peut être bien.

Les semaines sont passées sans que rien ne se reproduise. Et un jour, à la sortie des classes, nous avons eu une discussion.

Ma chérie...je sais que ça va être un peu difficile à comprendre…

A nouveau j'étais sur le mur. J'ai retenu mon souffle. J'étais pétrifiée. Nous partions. Nous partions pour ce pays qui les terrifiait tant. Ma mère m'expliquait que c'était important, que c'était pour avoir plus d'argent. Mais je m'en fichais de tout ça ! Je voulais bien ne plus avoir de cadeau d'anniversaire mais je voulais rester ici ! Sauf que je fus incapable de dire quoi que ce soit. Je savais très bien que je n'étais qu'une petite fille…

Mais nous serons toujours tous les trois. Je te le promets…

Elle n'avait plus peur. Ils se sont regardés avec ce regard empli d'amour. Ce regard qui perdure jour après jour. Alors je n'ai plus eu peur moi non plus.
Nous sommes arrivés au Japon et nous avons repris notre vie avec les coutumes de ce pays. J'ai grandi au milieu d'enfants que je voyais si différents de moi. Des enfants nés parfois dans des familles où l'amour avait été imposé par une entité supérieure. L'incontestable a longtemps été un concept mystérieux à mes yeux.

En grandissant j'ai compris que je ne l'aimerais jamais. Je méprisais la façon dont il avait le droit de décider pour nous. Pour eux. Pour tous ces gens autour de moi. Et j'ai compris assez tard que c'était de lui dont mes parents avaient si peur. Ils avaient peur qu'il ne les sépare et déchire notre famille.

Et le jour tant redouté arriva. Celui où mes parents eurent les enveloppes maudites. Celle qui les disait promis. J'avais 15 ans. Nous étions tous les trois autour de la table, les enveloppes au milieu. Il leur était impossible de les ouvrir. Est-ce qu'il s'agissait de la fin de notre vie ? De mon monde ? Probablement.

A la nuit tombée il fut temps. Je me souviens des secondes devenues éternité quand les papiers furent sortis de leur empaquetage. J'ai bien cru faire un arrêt, je n'arrivais plus respirer. « Faites que je meurs maintenant mon dieu... ». Les larmes ont d'abord coulé sur le visage de ma mère avant qu'elle ne se jette sur mon père pour l'embrasser de toutes ses forces. J'avais ramassé à la hâte le papier qu'elle avait laissé.

«  Esteban Da Cruz ».

Une bouffée d'air entrait dans mes poumons. J'ai arraché le papier des mains de mon père.

« Alba Errero ».

Ils étaient fait l'un pour l'autre. L'incontestable avait donné sa sentence. Sentence devenue cadeau des cieux. Alors j'ai commencé à l'aimer. A croire en lui. En sa manière de raisonner. A croire qu'à moi aussi il me donnerait l'amour. Un amour qui pourrait être aussi fort que celui de mes parents.

J'y ai cru au fil des mois, des années. Jusqu'à ce que je te rencontre. J'avais 21 ans, je passais du temps, sûrement trop, derrière l'ordinateur. Tu n'étais d'abord que virtuel et un jour le besoin fut trop fort, nous nous sommes vus. De chaire et d'os. Et je t'ai aimé. De toute mon âme, de tout mon corps. Notre vie a changé. Nous étions accrocs, tels deux aimants. J'étais certaine de l'avoir trouvé à mon tour, cette âme sœur. Et c'était toi : Aki. Tu me rendais tellement heureuse. Nous avions des projets, une vie entière à vivre ensemble.

Alors je n'ai pas compris le jour où tu as reçu l'enveloppe de l'incontestable. Et pas moi. Je n'en avais pas.

« Naoko Umei ».

Je n'étais plus sur le mur de mon enfance. J'étais comme une funambule, dans un équilibre précaire sur un fil aussi fin qu'un cheveux. C'était une erreur. Ce n'était pas mon nom. L'incontestable avait fait une erreur. C'était certain. C'est ce que j'ai pensé. Et c'est ce que tu m'as dit. Pour notre sécurité tu as honoré une première rencontre avec cette fille, pour lui dire que tout ça n'était qu'un malentendu.

Seulement tu ne m'ai jamais revenu. Quand je t'ai revu ton coeur ne m'appartenait déjà plus. En une après midi cette fille avait envoyé valser tout ce que nous avions construit. Notre passé. Notre présent et notre avenir...plus rien de tout ça n'existait. J'étai finis. Game Over. Tu m'as laissé. Tu as brisé mes rêves d'enfants, mes rêves d'amour, de conte de fée… J'avais l'impression d'être une poupée de verre que tu avais étreint tendrement...Et puis tu as serré, serré si fort sans t'en rendre compte. Jusqu'à me briser. J'ai volé en éclat.

Et depuis ce jour je te déteste. De toute mon âme je te hais l'incontestable. Parce que je n'ai aucune envie qu'on dicte ma vie ni mes choix. Je continue de vivre en attendant ta sentence, et ce jour là, je serais prête.

Je m'en souviens comme si c'était hier. De notre rencontre.
J'avais si peur et j'étais si heureuse. Tu étais tous mes espoirs et toutes mes craintes à la fois. Mais j'étais soulagée. Soulagée d'être sortie de mon monde virtuel pour te voir. Tu étais si sûr de toi, plein d'entrain, souriant. Mon opposé. Je regardais par terre, sans savoir où me mettre. Je crois que je suis tombée amoureuse de ta différence avec moi. Parce que je savais que tu me porterais vers le haut. Et ce fut le cas !

J'ai pris confiance en moi. Je me suis sentie protégée, aimée, soutenue. Tu m'as aidé à m'affirmer, à dire ce que je pense. Aujourd'hui je n'ai plus peur. Alors merci. Même si aujourd'hui tu ne fais plus partie de ma vie je te dis merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Je suis tombée amoureuse...Je pensais pouvoir passer à côté de l'incontestable. Manque de bol comme on dit !

Heureusement il y a papa et maman...Je les aime plus que tout au monde. Ils sont la prunelle de mes yeux. Je n'ai pas de secrets pour eux et je sais que nous resterons une famille unie et complice, peu importe ce qui se produira à l'avenir.

S'il y a une autre chose où tu m'as aidé...C'est croire en mes rêves. En ce que j'étais capable d'accomplir. Mon métier aujourd'hui c'est ma vie. C'est moi ! Oh j'en ai vu plusieurs sourire quand je leur ai dit que j'étais gynécologue...Sans doute s'imaginaient-ils déjà assister à des scènes plutôt...torrides. Ce qui a le don de m'exaspérer. Je fais le plus beau métier du monde. Aider à donner la vie dans un pays qui a connu de telle difficulté dans la natalité ne rend que ce que je fais plus magnifique.

Pour en revenir à ce cher incontestable...J'ai bien envie de contester moi ! J'ai peur. Du genre où on m'attribuera un « époux ». Je ne sais pas encore si je braverai l'interdit en ne me rendant pas au mariage. Peut être oserais je...Même si la peur de perdre tout ce que j'ai est très présente.

Je ne crois pas être une fille hors du commun. Je n'ai rien de particulier...Enfin je ne trouve pas ! Tu prétendais le contraire. Tu disais que j'étais douce mais piquante. Pleines de contradictions. Qu'on ne pouvait pas s'ennuyer dans nos jeux...Pourtant tu es parti. Alors j'ai comme des doutes !

Mais la vie ne s'arrête pas pour autant.

Aujourd'hui je me considère comme un battante. Je n'ai pas peur d'aller au front pour mener bataille et de dire ce que je pense, n'en déplaise à certains. Je suis toujours aussi consciencieuse et stressée qu'avant mais  je me défoule grâce à la boxe...Je suis sûre que tu m'aurais rigolé au nez si je t'avais dit que j'allais me lancer là-dedans ! Pourtant ça fait déjà 4 ans maintenant.

Après toi j'ai eu quelques histoires...Rien de jamais bien sérieux ou qui n'ont pas duré extrêmement longtemps mais ces relations m'ont permis de voir que je pouvais plaire à d'autres. Et que l'incontestable n'avait pas encore trouvé chaussure à mon pied. Peut-être parce que je ne me suis pas encore parfaitement trouvé moi-même.

En attendant je partage ma vie avec un adorable petit chat. Au moins notre amour ne risque pas d'être détruit.

Le corps humain est si complexe. Si beau et effrayant à la fois. On l'a décrit, dessiné, sculpté, disséqué...Mais il ne livrera sans doute jamais tous ses secrets. Chacun est constitué d'un milliard de cellules qui se divisent, se détruisent, sans que nous n'en percevions les changements. Et chacune de ces milliers de cellules constitue un tout unique. Nous sommes tous si semblables et pourtant si différents. Notre unicité de réside qu'en une infime partie de notre ADN. Ce minuscule pourcentage de notre génome qui fera de nous le seul, l'unique.

La première fois que je t'ai vu, tu avais le nez légèrement retroussé, plongé dans un bouquin. Plus rien au monde ne semblait exister...et je dois dire que ça m'arrangeait bien. J'ai eu tout le loisir de t'observer. Chaque parcelle de ton visage, de ta peau. Tes mimiques. Tes sourires qui laissaient apparaître des fossettes si discrètes que je ne les avais pas remarqué avant que tu m'en parles. Alors que tu ne vois que ça ! Tes yeux verts parcouraient les lignes avec avidité. Ton maquillage était très discret, un soupçon de rouge à lèvre peut-être du mascara. Tu portais peu de bijoux, un sautoir et une bague.

J'ai pris tout le loisir de parcourir ta peau des yeux. Les traits fins de ton visage. Ton menton légèrement pointu...Et tes lèvres charnues. Tes cils noirs battent en me voyant. Tes sourcils s'arquent , circonspects de mon regard insistant. Devant mon insistance tu les froisses et tes mains abiles claquent le livre. Tu te lèves.

Pendant que tu ranges tes affaires je m'ose à regarder ton cou et ta poitrine. Ton t-shirt, simple, la laisse discrètement apparaître. Rien de provocant. Ce n'est pas ton genre. Tu trouves que tu as un physique plutôt banal. Tu ne cherches pas à avoir un corps parfait ou la taille mannequin. Tes fesses me paraissent plutôt rebondies dans ton jean..si bien que j'en détourne le regard. Tu aimes les fringues, comme la plupart des filles je pense, mais tu ne revendiques pas appartenir à un style particulier. Tu mets ce qui te plait voilà tout !

Tu marches vers la sortie d'un pas décidé. Je pense être plus petit que toi...Tu mesures au moins 1m70 j'en suis certain.. Une fois dans la rue tu prends le temps de ramener tes cheveux bruns qui tombent jusqu'à mi dos, en une queue de cheval, dévoilant tes épaules frêles. J'ai envie de te courir derrière, de souffler sur ta peau si finement colorée. Mais encore une fois je ferais preuve de lâcheté et j'attendrais la semaine prochaine pour te revoir...A notre rendez-vous où je pourrais à nouveau te contempler.