Isao Majima (TW accident de voiture / mort)

Toute personne a une histoire, et je n’y fais pas exception. Si on veut tout savoir de moi, c’est simple : il faut remonter des années en arrière, jusqu’en 2083, lorsque mes deux adorables mamans ont reçu l’ordre de concevoir un enfant. Ce n’est pas qu’elles ne voulaient pas d’enfants, mais elles n’avaient jamais osé se lancer avant de recevoir cet encouragement. Elles ont choisi de concevoir l’enfant plutôt que d’adopter. C’est ainsi que je suis né, grâce à un don anonyme fait à l’une de mes charmantes mères. Cela explique pourquoi, neuf mois plus tard, un beau bébé aux cheveux noirs et aux yeux dorés pointa le bout de son nez.

J’ai vécu une enfance plutôt normale, rythmée par l’école et les amis, et tout allait pour le mieux. Parmi mes amis, il y en avait un avec qui je faisais toutes sortes de bêtises, voire de vraies bêtises, qui nous valaient bon nombre de punitions. Il s’agissait de Goro Dojima, un fou furieux qui ne proposait que des folies auxquelles j’acceptais volontiers de participer. Nos parents nous imposaient alors des sanctions, comme le fameux ‘privé de sortie pendant X jours’, que nous ne respections pas toujours, ou encore des renvois de l’école, que ce soit au collège ou au lycée. Nous avons eu droit à toutes sortes de punitions, mais au fond, nous étions de bons garçons. On aidait les personnes âgées à porter leurs courses ou à protéger les plus faibles, comme les enfants embêtés par des plus grands. On était comme ça, des garçons au cœur d’or, mais avec un petit côté rebelle. C’était plus fort que nous.

Ce qui nous a calmés, ce fut la dernière année de lycée. Les examens, puis l’entrée à l’université. Durant cette année-là, plus aucune bêtise ; on portait même notre uniforme correctement, c’est dire ! On a révisé comme des fous, on ne sortait plus, toujours plongés dans nos bouquins, et on a même embêté l’une des filles de la classe pour avoir des cours particuliers. On a vraiment voulu réussir pour rendre nos parents fiers et surtout, pour ne pas gâcher notre avenir. Est-ce qu’il y a eu un déclic à notre changement de comportement ? En vérité, oui, il y en a eu un : un des oncles de la rue marchande, où nous passions matin et soir, nous a un jour arrêtés. Il nous a engueulés après une énième bêtise. Il a passé deux heures à nous faire la morale, disant que si on continuait comme ça, on finirait par dépendre de nos parents jusqu’à notre mariage, puis de notre femme ou mari. Que, bref, on n’irait pas loin et qu’on apporterait le déshonneur à nos familles. Cela fait vieux jeu, de l’ancien temps, ce genre de chose, mais pour Goro et moi, l’honneur, c’était important.

On a finalement eu notre certificat de fin d'étude : on n’était clairement pas dans les premiers du classement, mais pas dans les derniers non plus. Pour fêter ça, Goro et moi nous sommes échangé des cadeaux.Goro m’offrit un bracelet de perles en pierre d’œil de faucon, avec de magnifiques perles bleues et noires. Quant à moi, j’avais opté pour un superbe piercing pour son oreille. Après ça, direction l’université. Notre but ? Avoir un job de rêve, pour pouvoir nous occuper de nos familles. Alors, quoi de mieux que de travailler dans la finance, comme dans une banque ? C’est ainsi qu’on a commencé les cours dans cette optique-là. J’ai aussi passé mon permis. Le jour où j’ai eu ma voiture, j’étais si heureux que j’ai fini par faire le tour de la ville, juste pour frimer. On sortait souvent entre amis pour faire la fête, riant de bon cœur, buvant, dansant et chantant aussi. On draguait pas mal, et j’ai même découvert que, garçon ou fille, cela me plaisait..

Jusqu’à ce jour tragique où tout bascula dans ma vie. J’avais pourtant décidé de ne pas boire une seule goutte d’alcool. D’une part parce que c’était moi qui conduisais, d’autre part parce que nous avions un examen important le lendemain. Je nous revois rire sur le parking, sous la pluie et l’orage, nous disant au revoir, puis Goro et moi dans la voiture, riant comme des débiles. Et la minute d’après, la voiture renversée, un silence de mort autour de nous. À l’heure actuelle, je n’ai toujours aucun souvenir de cet accident. Tout ce dont je me souviens, ce sont les cris de douleur. Au départ, je pensais que c’étaient ceux de Goro, mais non : il s’agissait des miens, uniquement des miens. J’avais mal à la tête, au visage, aux mains. Je voyais flou, je ne voyais plus Goro, juste une forme sombre et floue devant moi. Jusqu’à ce que je remarque les lumières : les secours. Je ne parle jamais de cet accident, de ce jour-là, d’une part parce que je ne m’en souviens pas vraiment, mais aussi parce que… cela me terrifie encore.

D’après les secours, la cause de l’accident est que, à cause de l’orage et de la pluie torrentielle, le camion qui nous a percutés n’a pas vu le feu rouge et n’a pas pu freiner à temps. Je me suis réveillé à l’hôpital le lendemain de l’accident. Le médecin m’a parlé de mes blessures, notamment une fracture au bras gauche, ce qui était un vrai problème pour moi, étant gaucher. J’avais aussi quelques blessures superficielles un peu partout, mais le pire concernait mon œil. Il m’a expliqué longuement ce qui lui était arrivé, mais, pour être franc, j’ai surtout retenu que j’étais devenu aveugle d’un œil et que jamais je ne retrouverais la vue. Dans ce genre de moment, le charabia des médecins entre par une oreille et ressort par l’autre. Un coup, une forte chaleur, je ne sais pas exactement : tout ce que je sais, c’est qu’en plus d’avoir perdu la vue, j’ai une cicatrice tout autour de l’œil. Cela aurait pu s’arrêter là, mais non : j’ai aussi un problème aux mains. Les nerfs ont été touchés, ou quelque chose comme ça ; la sensibilité de mes mains est devenue beaucoup plus forte. Le médecin pense que c’est dû au choc que j’ai reçu à la tête et que mes terminaisons nerveuses ont été touchées, sans en être complètement certain. Pour être honnête, avec les médicaments, le choc et tout le reste, je n’ai que peu de souvenir de ce qu’il m’a dit. Bien sûr, une question résonnait dans la chambre.

« Où est Goro ? »

Un long silence, des regards fuyants. À ce moment-là, j’ai compris que je n’étais pas le seul à avoir été frappé par le malheur ce jour-là. Le médecin tenta de m’apaiser avant de m’annoncer l’inimaginable : Goro Dojima n’était plus. Il était mort dans cet accident. J’ai pleuré, hurlé de toute mon âme, je venais de perdre mon meilleur ami. Mon séjour à l’hôpital dura plusieurs jours.

Une fois sorti de l’hôpital, ma nouvelle vie commença. Apprendre à voir seulement d’un œil, aller aux rendez-vous psychologiques, assister aux funérailles de mon meilleur ami. Puis, ce fut le retour à l’université, un défi en soi, comme pour mes mains. La seule solution que j’ai trouvée pour pallier ce souci d’hypersensibilité tactile fut de porter des gants faits d’un matériau doux et adapté à mon problème. Il me semble que c’est un mélange de coton et d’autres fibres naturelles, le tout dans des matières bio. Il m’a fallu beaucoup de temps pour m’y habituer.

Deux ans passèrent. Après l’obtention de mon diplôme en finance, me voilà fraîchement embauché dans une banque de la capitale. Non pas à un guichet, mais bien dans les bureaux. Puis, la lettre rose est arrivée ; j’aurais dû être heureux à ce moment-là. J’avais hâte de me marier, mais lorsque j’ai vu le nom, tout espoir de bonheur est parti en fumée : Tsumugi Dojima. La grande sœur de Goro, qui me tient responsable de la mort de son frère. Autant vous dire qu’elle n’a pas été enchantée de découvrir que nous étions mariés. Il y a eu des cris, des pleurs, une gifle sur ma joue… Bref, pas mal d’engueulades, et nous avons failli être arrêtés lorsqu’elle a refusé que je la touche. Remplir nos obligations était difficile. Jour après jour, elle continuait à pleurer, persuadée de vivre un enfer avec le meurtrier de son petit frère. Car oui, pour elle, c’était moi le coupable, pas le chauffeur du camion. Autant dire que l’Incontestable a eu la pire idée en nous mariant. À ce moment-là, mon avis sur l’Incontestable était des plus négatifs. Comment pourrais-je fonder une famille dans de telles conditions ?

L’année suivante, un mouvement a commencé, celui des Incontrôlables. Au fond de mon cœur, je les soutenais, car ce système me pourrissait la vie. Ma femme me détestait et me le faisait bien comprendre. Pourtant, ses parents essayaient de lui faire comprendre que ce n’était pas ma faute, que j’avais beaucoup perdu moi aussi. Mais pour elle, perdre un œil n’était pas suffisant. Combien de fois ai-je entendu : “crève-toi l’autre œil” ou “pourquoi ce n’est pas toi qui es mort ?” C’était dur, très dur. Alors, inconsciemment, j’ai espéré que ce mouvement réussirait à nous libérer. Je n’y ai pas participé, parce que… je suis un lâche. J’espérais que d’autres me libèrent, sans avoir à bouger le petit doigt. Puis, leur manifestation a tourné au cauchemar, entraînant une série d’événements jusqu’à ce que tout cela s’arrête. Un espoir vain, j’ai fini par renoncer à tout ça.

Après ça, quelques mois plus tard, nous avons subi toutes ces catastrophes naturelles. Heureusement pour moi, je n’étais pas sur place, ni ma femme d’ailleurs. Nous étions en voyage et n’avons pas été touchés, mais mes parents si. Minami s’est retrouvée coincée sous des décombres et a été diagnostiquée paraplégique. Cela m’a fait mal de voir ma mère ainsi, mais désormais, nous partageons un point commun : nous avons tous les deux des membres ou organes qui ne fonctionnent plus. Durant l’année qui suivit, j’ai changé de lieu de travail et j’ai beaucoup aidé en tant que bénévole. Nous avons assisté à la commémoration en famille. J’ai eu de la chance de ne perdre personne. Même si ma mère est maintenant handicapée, je suis profondément heureux qu’elle soit en vie aujourd’hui.

C’est le 28 février 2111 qu’une bonne nouvelle arriva enfin : une lettre rose annonçant un divorce et un remariage pour Tsumugi. En voyant son sourire pour la première fois depuis des années, j’ai compris qu’elle aussi était heureuse. Ce que je n’ai jamais dit, c’est que depuis tout petit, j’étais amoureux d’elle. Ce jour-là, j’ai espéré, et j’espère toujours qu’elle sera heureuse. Quelques mois plus tard, le grand “événement” surprise “SYSTEM ERROR” est arrivé. Tout le monde avait un avis différent autour de moi sur le sujet ; quant à moi, je n’étais pas concerné. J’étais à nouveau célibataire, avec mon nouvel appartement et un boulot, ainsi qu’un autre travail le week-end. J’ai commencé à travailler comme hôte dans un club. Durant plusieurs années, j’ai dû prendre sur moi, faire semblant avec cette femme et… j’ai trouvé ce travail pour me défouler, mais aussi pour aider mes parents avec les frais médicaux. C’est là que j’ai commencé à utiliser l’humour pour fuir certaines questions, comme pourquoi je porte un cache-œil. J’ai d’ailleurs une tactique préférée, qui implique mon grand-père et une histoire sur un héritage pirate.

Les mois passèrent et l’épidémie arriva. Je n’ai pas grand-chose à dire, car, pour une fois, ma famille a échappé à la catastrophe. C’est un soulagement, en y repensant. Je ne sais pas si nous aurions pu survivre à une nouvelle épreuve de cette nature. On dit toujours que la vie amène son lot de surprises, mais pour la famille Majima, les surprises sont généralement mauvaises. Le seul souci de l’année 2111, c’est qu’un dernier problème est arrivé, celui des puces. Ah, sérieusement, ça devient vraiment agaçant… Au départ, j’ai flippé en voyant certaines personnes déclarées “décédées”, mais j’ai vraiment compris qu’il y avait un problème quand j’ai vu que moi-même, j’étais sur la liste des “décédés”. Puis vint enfin l’annonce expliquant le bug des puces. Cela nous a enfin rassurés au sein de la famille Majima. Nous avions tellement peur qu’un nouveau drame frappe notre famille. Je n’ai pas hésité un seul instant à aller me faire repucer. Même si parfois, je déteste ce système, il a réuni ma famille. Alors, je préfère rester ici, dans mon pays, avec ma famille, mes deux adorables mamans.

Plus récemment, l’année dernière plus exactement, il y a eu les élections pour élire le nouveau premier ministre. Je n’aime pas parler de politique, donc j’ai voté et c’est tout. De toute façon, peu importe le choix, c'est la même chose. Quant à aujourd'hui… Eh bien, je poursuis ma vie en solo. Je profite des week-ends en tant que Hiro, hôte au club gay que j’ai rejoint il y a quelques années. En effet, j’ai réussi à gravir les échelons et je suis désormais chef d’équipe. Je me demande ce que l’avenir me réserve…