Honor Is In The Heart, Not In The Name. - Ryotaro Tokugawa

Ton histoire avait commencé dans une petite ville de l'île d'Okinawa. Une histoire banale, liant deux adultes par un lien indélébile, inscrit à l'encre noire sur une lettre rose. La politique du pays depuis plusieurs générations. Ta naissance n'était aucunement de leur volonté, ni de leur désir ; mais bien de celle de cette machine. Eux se plaisaient déjà bien dans leur vie de famille avec ton aîné. Mais les ordres de l'incontestable étaient indiscutables. Cela n'avait pas empêché tes parents de t'élever de la même manière que les précédents. Après tout, tu étais le fruit de leur union. De leur dévotion envers cette entité électronique. Une foi aveugle, qui n'avait jamais été ébranlée le moins du monde par les décisions gouvernementales. La raison ? Tout simplement qu'entre eux, ils semblaient avoir trouvé un semblant d'alchimie. Une personne avec laquelle partager leur vie. Un refuge à leur tourment. Une sécurité quant à leur avenir.

Tes parents avaient toujours été comme cela. À se satisfaire de la moindre petite étincelle de bonheur. À accepter cette petite vie tranquille à l'écart de la mégalopole japonaise dans ce havre de paix. Cette manière de vivre avait déteint sur ton être. Hormis cette vivacité et cette énergie dont tout petit être est habité pendant les premières années, ton enfance s'était déroulée sans un seul accroc avec la protection et l'affection des membres de ta famille. Tu n'étais que cet enfant calme et doux qui s'occupait dans son coin sans un bruit. Une sérénité qui ne t'avait jamais donné le goût des grandes aventures et expériences. Tu te sentais tellement mieux au sein de ton foyer, choyé par des êtres d'une simplicité sans nom. Rien ne te rendait plus heureux.

Et les choses n'avaient jamais réellement changé avec le temps. Qu'importe les mois. Les saisons. Les années. Qu'il pleuve ou qu'il y ait un soleil radieux, aucune activité extérieure ne te donnait autant de joie et de bonheur que de rester cloîtré entre ces quatre murs, à t'évader dans ces passions qui te dévoraient de plus en plus. Tu n'étais pas différent de la majorité de la population japonaise accrochée à ces écrans connectés, rêvant d'un autre monde ou d'une autre vie. De ces êtres humains qui s'enferment quotidiennement dans leur petit cocon de confort. De ces personnes qui attendent sagement que tout arrive au pied de leur porte. Tu ne faisais que reproduire le comportement de ces adultes qui te servaient de modèles. Docile. Humble. Apathique. Et puis la tornade de la famille fût en âge de se mêler de ta vie d'enfant et chamboula ton existence paisible.

Sanae sortait du lot de tous ces êtres qui gravitaient autour de toi. Elle brisait cette paix au minimum une fois par jour avec ses envies imprévues. Aller à l'aire de jeux. Faire des promenades dans le quartier et partir à l'aventure. S'amuser avec d'autres jeunes. À chaque refus, la princesse démarrait sa rage colérique. Sa voix s'élevait pour contredire la moindre décision qui n'allait pas dans son sens. Elle défiait sans cesse les mesures et directives des parents. Et souvent, elle venait mettre à mal tes petites routines en s'incrustant dans ta zone de confort et cherchant à t'embarquer dans ses machinations infantiles. Pour ta sœur, l'extérieur était l'endroit le plus merveilleux au monde. Source de liberté, d'évasion. Incompréhensible de ton point de vue. Cela ne représentait que problèmes & ennuis.

Toi et les autres... C'était difficile. Tu n'étais qu'un banal être humain introverti et timide. Un enfant déconnecté de la société, incapable d'aller vers autrui. Tu étais là physiquement, mais mentalement absent. Bloqué dans un autre univers. Ta sœur avait essayé de nombreuses fois de te pousser vers les autres à l'aide d'activités diverses. Courir. S'amuser. Faire les fous. Blaguer et rire. Rien n'y faisait. Ce n'était pas ta tasse de thé. Elle-même désespérait de te voir «  échouer  » à lui ressembler au cours des années qui suivirent.


Ton monde à toi était ailleurs, dans ces écrans. Le jeu vidéo. Ton divertissement de prédilection. Ton refuge. Ta bouffée d'oxygène. Chaque fois que tu en avais l'occasion, tu te retrouvais le nez collé à l'écran pour t'évader dans ces créations, sorties tout droit de l'imagination d'hommes et de femmes du monde entier. Chaque séance ne faisait que te rendre encore plus accro, mais surtout incroyablement heureux. Heureux d'avoir découvert un dispositif pouvant jouer à loisir avec tes émotions. Joie. Tristesse. Frustration. Déception. Tout ce cycle émotionnel, qui te semblait manquant à l'époque, se déclenchait à loisir. On t'offrait ces stimuli qui te manquaient depuis des années. Et tu te sentais plus «  humain  » que tu ne l'avais jamais été auparavant. Tu semblais désormais complet, avec cette passion dévorante et ces divertissements sans fin. Chaque œuvre que tu touchais t'émerveillait d'une manière ou d'une autre. Il fallait que tu partages tes expériences et tes ressentis. Mais tu n'avais personne vers qui te réellement tourner, que ce soit au sein de ton foyer ou à l'extérieur. Même ton frère et ta sœur, qui touchaient de temps à autre à la console, n'avaient pas le même enthousiasme. Pour eux, ce n'était qu'un vulgaire loisir parmi tant d'autres, qui leur permettait de passer le temps et d'avoir une once de divertissement. Alors en discuter en tant qu’œuvre d'art... C'était peine perdue. Tu devais réfréner tes envies de discussion sur des choses plus basiques et garder l'émerveillement de ce loisir de côté. Aucun être ne semblait autant émerveillé par tous ces sujets. Ton attention s'était donc portée naturellement vers le monde digital. Internet.

La toile avait été cette opportunité de pouvoir t'exprimer à cœur ouvert au niveau national, voire international. De trouver des personnes avec les mêmes intérêts et les mêmes goûts. Tu te sentais apaisé. Libéré. Délivré. D'un poids qui te pesait depuis trop longtemps. Probablement d'un manque flagrant de socialisation et de reconnaissance. C'était devenu l'outil indispensable à ta disposition pour vaincre cette timidité qui rongeait ta vie. Évidemment, la contrepartie s'était fait rapidement ressentir. Tes notes avaient significativement baissé durant plusieurs semestres. À tel point que tes géniteurs avaient dû mettre des conditions à ces sessions de jeux avant d'arriver à l'impensable pour toi. Plus aucun résultat en dessous de la moyenne. Moins de temps devant un écran. Ce fut probablement l'unique bon geste qu'ils avaient eu pour ton éducation. T'apprendre à canaliser tes envies dévorantes. Tu pouvais comprendre, à travers leur regard limpide, qu'ils ne prévoyaient aucunement d'avenir pour tout cela. Ces divertissements ne représentaient qu'une échappatoire. Une bouffée d'oxygène. Aucunement un futur.

Tu entrais doucement dans cette période charnière, celle de l'évolution d'un être humain vers l'âge adulte : l'adolescence. Tu passais le plus clair de ton temps libre enfermé dans ta chambre, à te fracasser virtuellement la gueule avec autrui, sur ce jeu mondialement connu. Pourquoi spécialement celui-ci  ?  Les personnages. Le lore. La direction artistique. L'ambiance. Le gameplay. Mais surtout la compétition. Tu ne vivais auparavant que d'expérience solitaire, voire coopérative. Le reste n'avait guère d'intérêt à tes yeux. Tu n'avais jamais mis les mains sur ce genre de jeu auparavant. Où chaque individu est continuellement en concurrence avec autrui. Où la stratégie, la coordination et les réflexes sont des éléments importants. Où chacun doit mettre de l'eau dans son vin dans l'espoir de coopérer vaillamment pour gagner. Quelque chose s'est déclenché en toi, sans savoir comment ni pourquoi. Joie et frustration avaient rythmé ton quotidien à la cadence effrénée de tes parties. L'envie de comprendre les moindres mécaniques du jeu et de t'améliorer s'était progressivement greffée dans ta chair. Monter dans le classement ; ton objectif était clair, sans te mettre réellement de contrainte. Devenir le meilleur dans ton rôle, si ce n'est LE meilleur tout court ; de ton île, de ta région, de ton pays, du monde. Un caprice de ta part, mais surtout un test de volonté, de patience et d'habileté. Tout cela pour te prouver que tu pouvais être quelqu'un quelque part. Même virtuellement.

Deux ans. Deux longues années ; c'était le temps qu'il avait fallu pour que tu évolues du statut de débutant à celui de challenger. Sept cent trente jours à faire fonctionner tes méninges tout en tapotant clavier et souris. Autant d'heures à sacrifier une partie de tes nuits dans l'espoir d'acquérir de précieux points sur ton compte. Tu ne voulais pas t'arrêter là. Tu voulais continuer à trôner dans le haut du tableau. Tu voulais faire partie de ceux que l'on remarque et observe quotidiennement. Tu avais continué à jouer corps et âme tout en t'investissant continuellement dans du contenu pour la communauté. À relater les mises à jours et nouveautés. À élaborer des dizaines et dizaines de tutoriels, fiches de personnages, conseils et autres astuces potentiellement intéressantes. À écrire de petits articles afin de mieux comprendre l'univers du jeu. Tu t'étais même mis à partager tes nombreuses – trop nombreuses – heures de jeu sur la toile, dans l'intérêt de divertir et instruire par tes propos. Tu n'étais plus qu'un simple joueur. Tu faisais partie intégrante d'un groupe, d'une communauté. C'était fort plaisant ; tu y avais pris goût. À un tel point que tu t'es fait embarquer dans les compétitions en ligne. Bien qu'amicales et offrant de minuscules récompenses, sous forme de petits cadeaux virtuels, tu te plaisais à ressentir cette tension permanente à chaque rencontre, entouré de tes fidèles coéquipiers. Mais tu voulais plus. Toujours plus. Disputer la moindre compétition ; même celle nécessitant un déplacement dans le pays où elle se jouait.

Tout avait changé du jour au lendemain aux yeux de tes parents. Toi qui n'avais jamais quitté longuement la petite île, tu leur demandais désormais l'autorisation de rejoindre la famille éloignée, pendant certains week-ends ou durant tes semaines de repos. Toi. Cet être casanier, reclus dans son havre de paix. La raison invoquée n'était qu'un prétexte pour rejoindre de petits tournois amateur qui se déroulaient sur l'île d'Honshû. Une escapade qui te permettait, avec la complicité de ta famille éloignée, de découvrir en chair et en os ces personnes rencontrées sur le net. Ceux qui te comprenaient et qui t'acceptaient comme tu étais. Bien évidemment, toute la famille avait été mise au courant. La tienne n'avait jamais réellement compris l'intérêt de ce type de divertissement et encore moins ses enjeux. À tes yeux, tout était clair et précis. Gagner des tournois amateurs te prouvait que tu pouvais faire partie des meilleurs du Japon. Et, surtout, de définir la manière d'en vivre. Un rêve démesuré qui ne voulait guère te quitter. C'était la première fois depuis des années que tu avais décidé d'être égoïste. D'écouter tes envies latentes. De te battre pour cet avenir que tu désirais ardemment. Quitte à te prendre parfois la tête avec tes parents. Avec leur approbation, tu avais continué à t'inscrire dans tous les tournois possibles et imaginables avec ta petite bande lors qu'il l'était possible. «  Frostbite  » était née. Sous ce nom et ce logo, sortis tout droit de votre imagination, vous avez longuement parcouru le Japon dans le simple but de vous amuser et de gagner quelques prix par-ci par-là. Rien d'exceptionnel. Simplement de quoi compenser le coût de vos périples. Mais cela n'avait pas d'importance à tes yeux ; tu nageais littéralement dans le bonheur. À savourer pleinement cette formidable aventure humaine aux côtés des personnes qui comprenaient ce divertissement si plaisant.


Et l'annonce était arrivée. Celle de cette proposition surprenante qu'on te faisait : quitter ta petite île pour rejoindre la métropole japonaise. Tes parents étaient contre. Totalement. Tu n'étais encore qu'un simple adolescent sans aucun diplôme en poche, à leur charge, qui souhaitait vivre de son rêve. Trop d'incertitudes, d'inconnues. C'était inimaginable pour eux. Tu luttais chaque jour pour un avenir incertain et difficile d'accès. Mais tu le voulais. Terriblement. À tel point que tu n'avais jamais laissé retomber la pression sur leurs épaules. Pour la première fois de ta vie, tu te battais pour quelque chose qui comptait vraiment beaucoup pour toi. C'était ta vie. Ton choix de faire ce pari risqué. Personne ne pouvait t'enlever cette chance. Même tes géniteurs. Tant d'entretiens s'étaient déroulés, entre la structure et votre foyer, à propos des termes d'un potentiel contrat. Le combat fut terriblement long et difficile. Mais ta famille avait cédé au bout de quelques semaines de négociations intensives. La seule condition était que tu suives continuellement des cours privés, afin d'avoir ce précieux bout de papier attestant de tes compétences ; celui qui t'offrait un avenir sûr ; au cas où tout cela ne soit qu'un échec cuisant.

En pleine adolescence, tu avais pris ton envol vers un autre lieu. Loin de ton île, de tes amis, de ton foyer. Un envol vers une autre ville, dans l'espoir d'inscrire ton nom sur la liste de tous ces êtres humains gagnant leur vie par le divertissement virtuel. Ta première apparition en compétition n'était pas exceptionnelle. À vrai dire, tu avais toutes les caractéristiques de cette petite recrue sans la moindre expérience professionnelle. Une brebis dans une cage aux lions. Rien n'était semblable à ces petits tournois amateurs. Tout était nouveau pour toi. Et savoir que tes performances étaient visibles par toute la population japonaise, voire du monde, ne faisait qu'accentuer ce sentiment de frustration. L'expérience de la scène à une autre échelle te secoua légèrement. Le bruit. Les lumières. Les cris. Les fans. Les interviews. Tout était nouveau et te donnait un sentiment mitigé, incertain. Était-ce le bon choix pour toi  ? Le doute s'était immiscé dans ton être par la simple crainte d'échouer. Mais tu ne voulais aucunement perdre à cause de ces ressentis. Ce n'était plus un jeu désormais, mais ton travail. Même si c'était difficile, tu refusais d'abandonner cette chance que l'on t'avait donnée. Qu'importe les séances d’entraînements épuisantes. Qu'importe la véhémence des réseaux sociaux. Il te fallait simplement du temps. Pour t'améliorer sur divers aspects. Afin d'apprivoiser ce nouvel environnement. C'était tout ce qu'il te manquait à l'époque pour apprécier cette nouvelle vie et cette rage de vaincre, que tu nourrissais en toi depuis des années. Tu n'avais jamais cessé de t’efforcer à donner le meilleur de toi-même. Pour tes coéquipiers. Pour les fans. Pour ta structure. Et surtout pour toi. Tu étais un homme complètement heureux de vivre une partie de ton rêve. Rien ne pouvait saboter cette joie incommensurable. Rien.


Tes yeux n'arrivaient pas à décrocher de ce bout de papier que tu tenais entre tes mains. Cette lettre rose, ornée du cachet du gouvernement, assignée à ton nom. Dans ton euphorie, tu l'avais presque oublié, ce devoir envers ton pays. Cela t'avait très vite remis les pieds sur Terre. Tu étais désormais lié à une inconnue comme l'avaient été tes parents. En temps normal, tu aurais probablement pris la nouvelle avec bienveillance, comme tout bon japonais vivant sous cette règle depuis des années. Mais là, le timing était plus que mauvais. Tu étais sur la pente ascendante de ta carrière e-sportive et toute ton attention était focalisée sur celle-ci. D'autant plus que tu venais à peine de signer un contrat temporaire à l'étranger. Allait-elle comprendre cette implication débordante dans ton travail ? Cette passion dévorante  ? Moment de doute et d'incertitude. Comment les choses pouvaient se dérouler correctement dans une situation pareille ? Et pourtant... Les premières semaines de vie commune au sein d'un même foyer s'étaient déroulées sans un seul accroc. Probablement grâce à votre ouverture d'esprit et votre volonté d'éviter un drame. Cette personne, désignée comme ton «égale» par l'incontestable, semblait t'accepter tel que tu étais. Une chose positive qui te mit en confiance. Mais cela allait-il durer lorsque que tu serais à l'étranger pour les compétitions et tournois  ? La distance allait-elle rompre cette alchimie naissante entre vous  ? Aucunement. Tout le contraire à vrai dire. Il n'y avait pas un jour sans que vous ne vous envoyiez des messages d'affection et de support l'un envers l'autre lors de tes voyages à l'étranger. Tu avais peur que la magie s'envole un jour ou l'autre mais ce n'était qu'une question de quelques jours à chaque fois. Au vu de ta condition de Japonais, tu n'avais pas d'autre choix que de te plier aux règles de ta patrie et de revenir bien souvent pour accomplir tes devoirs d'époux. Et bien que tu aurais aimé passer plus de temps dans des pays avec une culture différente de la tienne, tu te surprenais à apprécier ce moment de rentrer au pays. De savoir que tu serais dans ton petit cocon avec cette personne qui devenait précieuse à tes yeux. Et à chaque retour, tu faisais en sorte de lui montrer par quelques attentions plus prononcés. Des cadeaux de l'étranger. Des fleurs. Un dîner en tête à tête inattendu. Simplement pour marquer cette joie d'être réunis à nouveau. La cohabitation n'était pas des plus faciles lors de tes longues périodes de "repos" au sein de votre demeure. Vous aviez dû apprendre doucement à conjuguer vos deux univers et rythmes de vies afin d'arriver à une parfaite osmose. Kiyomi était devenue ton alliée du quotidien. Prête à te remonter le moral avec des mots doux ou te faire rire avec quelques memes tirés d'internet.  Tu t'étais même surpris à l'apercevoir dans la foule lors de tes matchs officiels, devenant ta fan n°1. Elle faisait preuve d'une dévotion hors du commun. Tu ne pouvais qu'être heureux d'avoir trouvé quelqu'un de patient cherchant à comprendre la moindre essence de ton être. Et pour cela, tu souhaitais la traiter avec respect et la remercier en conséquence.

Ton épopée s'était poursuivie pendant bien des années au sein de différentes structures e-sportives à parcourir le monde entier. Bien que tu avais toujours apprécié ceux qui t'avaient offert l'opportunité de vivre de ce métier atypique, tu allais quand même prendre l'air ailleurs de temps à autre. Toujours pour les mêmes raisons. Te mettre au défi. Continuer ta croissance. Évoluer jusqu'à ta forme finale. Et pourquoi pas attraper ce titre mondial que tout le monde cherche à s'accaparer au moins une fois dans sa vie. Pour cela, il fallait que tu affrontes la crème de la crème en étant accompagné des meilleurs. Amérique, Europe, Chine, Corée. Tu n'as jamais cessé de te battre afin de toucher ne serait-ce que du bout des doigts ce titre si prestigieux. Même si cela impliquait d'avoir une vie très rythmée entre ta vie conjugale et ton métier. Malgré la fatigue et les dépenses conséquentes, tu pensais que cela en valait la peine.

Loin de ta terre natale, tu avais suivi les événements s'y déroulant par l'intermédiaire des journaux étrangers lors d'un soir de compétition. Tu avais constaté l'effroyable attentat contre ta patrie, survenu lors de l'année 2108 sans en connaître les détails. À vrai dire, il n'y avait pas eu beaucoup de commentaires sur cette affaire à l'étranger, hormis l'information que cela était le fait de rebelles se faisant appeler «  incontrôlable ». Triste événement, complètement incompréhensible pour ta part. Qu'importe la fermeté et la rigueur des lois établies depuis l’avènement de cette entité, rien ne justifiait un tel acte de barbarie envers des semblables. Et ce n'était que justice pour toi de voir mourir la fin de ce mouvement qui semblait perturber la paix de ton beau pays.

Shukumei. Ce nom s'était retrouvé de trop nombreuses fois sur internet. Mère nature n'avait aucunement été clémente avec les habitants de l'archipel. Typhons, tremblement de terre, tsunami. De rares faits de catastrophes naturelles comme on n'en voit jamais au cours de sa vie. Tu ne pouvais constater les dégâts avec effroi que par l'intermédiaire d'images & vidéos relayées par les sources d'information du monde entier. Tout semblait sorti tout droit d'un film apocalyptique et pourtant... tout était bien réel. Un cauchemar éveillé pour les résidents. Ces images de zones sinistrées t'avaient retourné le cœur. Ton regard se posait un instant sur Kiyomi, qui se tenait à côté de toi dans cette chambre d'hôtel réservée pour cette semaine à l'étranger en amoureux . Que serait-il advenu de vous si l'idée n'avait pas germer dans vos esprit ? Tu ne pouvais que remercier votre bonne étoile et prier pour la sécurité de ta famille et de tes amis restés au pays. Mais sans nouvelles de leur part, tu ne craignais que le pire. À tel point que tu étais incapable de mener ta vie naturellement. Des journées à te tracasser pour autrui, à chercher la moindre nouvelle de ces personnes chères à ton cœur. Puis un soulagement au sein de ton être. Plusieurs blessures bénignes mais aucune vie de perdue, en compensation de divers dégâts aux habitations. Un soulagement en soi, comparé à d'autres familles qui avaient perdu foyer et proche. Tu savais à cet instant qu'il faudrait du temps. Beaucoup de temps à ta famille pour se relever de cet événement tragique.


La source s'était tarie rapidement. Trop rapidement à ton goût. Tu savais qu'une carrière au sein de l'e-sport était de base assez courte mais tu t'attendais à plus. Tu restais insatiable malgré tes performances & les trophées gagnés au cours de ces dix dernières années. Mais la réalité était cruelle : ton temps semblait être révolu. Il te fallait laisser place à la nouvelle génération. Du moins, c'est ce qu'on voulait te faire comprendre au travers des différentes entrevues. Le retour à la réalité était difficile ; très difficile. Mais au moins, tu savais que tu allais pouvoir renouer avec ta famille, qui t'avait indéniablement manqué durant toutes ces années de va & vient à l'étranger. Tu avais eu bien trop peu de temps à leur consacrer dans ta course à l'excellence. Était-ce un mal ou un bien ? Le bilan était mitigé au fond de ton esprit mais ce n'était plus important. Désormais tu allais être là pour les accompagner dans leur reconstruction post-Shukumei et profiter à nouveau de cette vie plus paisible en leur compagnie. Il était temps de clore ce chapitre de ta vie et d'en ouvrir un autre, plus adapté à une vie saine et heureuse. Avec ta vision du jeu, tes connaissances et ton expérience de joueur, tu ne manquais d'aucune opportunité pour te relancer. Tu aurais très bien pu prendre la place de coach principal pour une équipe lambda et faire tes premiers pas à gérer des jeunes talents. Cependant l'envie n'y était plus. Celle de te prendre la tête à longueur de journée. De gérer la pression de la part des dirigeants comme des fans. Tu avais préféré te retrouver de l'autre côté de l'écran. De celui qui analyse et détaille chaque action avec ferveur et passion. Ta place fut naturellement trouvée au sein de l'équipe de casting et d'analyste de la scène japonaise. Même si tu ne touchais plus à un clavier professionnellement, tu prenais plaisir à commenter et décrypter chaque partie comme tu l'aurais fait à chaque session d’entraînement. C'était plaisant, mais différent. À un tel point que cela ne t'empêchait pas de continuer à tâter le jeu de ton côté avec un aspect beaucoup plus décontracté. Beaucoup plus. Et cela même si tu t'efforçais encore de te battre pour être dans le haut du panier. C'était différent. Tellement différent des contraintes imposées par une structure. Tu profitais de cette notoriété qui était tienne pour divertir et instruire autrui à cette passion qui te faisait vivre depuis tant d'années. Au fur et à mesure que le temps passait, tu te plaisais désormais à te divertir de temps à autre sur des jeux divers & variés. Après tout, tu n'avais plus d'obligation vis-à-vis de ton contenu sur les plates-formes en ligne. Alors pourquoi se limiter  ? Tu commençais à trouver un rythme stable entre tes deux sources de revenus et ta vie affective. Les choses continuaient à se dérouler sans le moindre accroc jusqu'à présent. Une vie paisible comme tu l'avais toujours rêvée.

Du moins jusqu'au jour où les écrans de votre habitation n'affichèrent plus rien. Plus d'indication, plus d'ordre... Rien. Uniquement la présence d'un message indiquant la panne du système. Toi et ta moitié aviez été quelque peu désabusés face à ce message. Une erreur ? Était-ce possible ? Cela voulait-il dire qu'il n'y avait plus aucune consigne ? Plus d'obligation ? Était-ce possible de faire comme vous l'entendiez ? L'incontestable pouvait réellement s'arrêter du jour au lendemain comme cela ? Étrange. Trop étrange. À tel point que tu t'étais dit «Et si... Ce n'était qu'un simple test déguisé ?». Qu'importe la réflexion, livrés à vous-même dans cette période instable, vous aviez préféré ne faire aucun changement quant à vos habitudes et vos devoirs. La raison ? Votre quotidien de couple était tellement rodé, depuis si longtemps, que cela vous convenait sans aucun problème. La vie s'était simplement poursuivie pour vous sans chamboulement majeur. Aucun stress. Aucun remord. Vous pensiez tous les deux que les choses s’arrangeraient, comme à chaque fois. Fidèles à vos valeurs et ayant pleinement confiance en votre pays.

20 juin 2111. La fièvre avait frappé tes parents soudainement sans sommation. Tu t'étais rendu à leur chevet malgré ton planning chargé pour prendre un peu soin de leur personne. Eux, qui te rejetaient assez cruellement, comme si tu les prenais en pitié dans leur état. Ils semblaient à cran et sur la défensive. Était-ce à cause du surmenage  ? De la vague de chaleur qui frappait le pays  ? Du manque d'information sur cette erreur du système  ? Tu n'en savais rien, mais tu n'avais jamais vu ces personnes dans un état pareil. Encore moins à perdre la tête ou penser de manière illogique. À travers les différents médias, tu avais compris que ce n'était guère un cas isolé. Le pays était en proie à une épidémie à l'instant même où le système de l'incontestable fut rétabli. Étrange coïncidence n'est-ce pas  ? Pour les autres probablement. Toi, tu n'en avais guère quelque chose à faire de ce genre de conspiration. Tout ce que tu espérais, c'est que cette vague de maladie cesse rapidement pour ta famille & celle des autres.

Ton quotidien avait repris depuis ces événements. Du moins en partie. Toi et Kiyomi n'aviez plus cette obligation de vivre ensemble depuis quelques temps. L'annonce était survenue du jour au lendemain, sans réelle compréhension de votre part. Votre couple était-il un échec aux yeux de l'incontestable  ? Ou était-ce en rapport avec ces décès fantômes qui pullulaient sur l'ATAI, comme tes parents il y avait quelques mois  ? Tu ne comprenais pas grand-chose, comme tout le monde. Tu avais simplement suivi les consignes nationales afin de procéder au changement de puces comme un bon citoyen. Malgré la situation et la proclamation de votre divorce, vous aviez pour autant refusé de vous séparer et de refaire votre vie chacun de vos côtés comme de vulgaires inconnus. Difficile d’effacer tant d'années vécues ensemble en un claquement de doigts. Surtout après avoir été unis dans les bons comme dans les mauvais moments. Vous aviez continué votre vie en tant que bons colocataires dans un nouvel espace de vie avec les avantages et les inconvénients. Tu étais là pour elle comme elle était là pour toi. Tous deux à vous soutenir continuellement dans vos ambitions respectives. À vos yeux, la présence de l'un était bénéfique pour l'autre et aucun ne voulait penser à l'après. À cette hypothétique chance de revoir la couleur de cette enveloppe dans la boîte aux lettres.

C'était elle qui t'avait poussé à lancer le plus grand projet de ta vie : fonder ta propre structure e-sportive. Dans quel but  ? Pour dénicher et former les talents de demain. Les accompagner de A à Z dans leur parcours, en les entourant convenablement au quotidien, afin de les former mentalement et physiquement. Que ce soit sur le jeu qui t'avait fait connaître comme sur d'autres jeux compétitifs. Un suivi complet, dans l'espoir de les faire intégrer une équipe professionnelle sur le long terme. Atteindre l'excellence sur divers jeux compétitifs. Simple, clair, efficace. Une structure pour rassembler tous fans autour d'un même «  sport  », sous une même couleur, une même identité et une même vision. Tout cela n'aurait jamais pu se faire sans ta renommée ni l'aide de divers partenaires commerciaux, investisseurs comme partenaires de chocs. Mais elle était là désormais. Cette structure qui avait pour but, à long terme, de concurrencer les plus grandes. Comme tu l'avais fait auparavant sous diverses couleurs.

Deux années plus tard, un nouveau vent semblait souffler sur le Japon. Le choix était donné à la population de choisir sa nouvelle ligne politique. Affrontement final entre le parti Uchiwa & Keitou pour la place au sommet. Chacun avait ses points intéressants sur l'avenir du pays et concernant l'incontestable. Sakai Mamoru avait remporté la victoire avec une lutte acharnée avec son concurrent. Un bon candidat selon toi, mais encore fallait-il que ses promesses soient tenues. De ton côté, tu étais fier de voir ce que tu avais pu accomplir jusqu'à présent. Une structure stable, avec sa base de fans inexorable, qui suit et supporte chaque déplacement avec bienveillance. Cela te donnait du baume au cœur de voir cette ferveur dans les yeux des gens. Du spectacle, du divertissement ; voilà ce que tu désirais offrir à ton public. Tant de sacrifices, de concessions & d'heures de travail pour arriver à un résultat pareil. Tu étais l'homme le plus heureux du monde.