Une rose noire parmi les roses rouges

Un délicat flocon de neige, d'une perfection absolue, se posa sur la vitre embuée. Il resta là, quelques secondes, avant que la chaleur qui émanait de l'intérieur ne commence à le faire fondre. Des pleurs résonnèrent, aigus, un peu désagréables à l'oreille même. Et pourtant, ces bruits étaient ceux qui, dans le monde, provoquaient l'une des plus grandes joies. C'était un enfant qui pleurait. Un nouveau-né qui poussait son premier cri et avertissait de son arrivée dans ce monde. Ce nourrisson avait déjà quelques cheveux sombres, et il avait un visage digne d'une poupée. Il s'agissait d'une petite fille, en pleine santé, qui passa rapidement des pleurs douloureux de la première bouffée d'air à un certain calme, comme impressionnée par tout ce qu'elle pouvait sentir autour d'elle. L'une des sages-femmes qui avait assisté la naissance de l'enfant le tenait dans ses bras, et la tendit à sa mère afin qu'elle puisse la contempler. Néanmoins, la mère refusa de porter le nouveau-né, et s'en détourna, préférant rouler sur le côté en balbutiant quelques mots sur son épuisement. L'infirmière hocha la tête, ayant déjà vu des mères prises au dépourvu à la naissance d'un enfant, et décida d'aller présenter la petite fille à son père.

Celui-ci accepta, le regard transi de joie, de prendre le petit être dans ses bras. Il y prit mille précautions, l'installant contre son bras en suivant béatement les conseils de la sage-femme. Le tableau qu'il offrait avait de quoi faire sourire. Cet homme, d'une carrure imposante, qui portait un costume probablement sur-mesure et d'un certain montant, tenait tout contre lui le nouveau-né, comme s'il avait peur de lui faire mal par inadvertance. Son regard brillait de tant d'amour et de joie que la sage-femme ne put s'empêcher de s'attarder un peu, avant de laisser l'homme profiter de ce moment d'intimité avec son enfant. Une enfant qu'il chérissait déjà. Son épouse, de son côté, passa ses journées d'hôpital à dormir, et à nourrir bon gré mal gré son nourrisson lorsque celle-ci en avait besoin. Elle était totalement détachée de son enfant, si bien que les sages-femmes supposèrent qu'elle devait faire une petite dépression post-partum, qui passerait sans doute très vite. Si elles avaient su. Mais pour ça, il aurait fallu qu'elles connaissent l'histoire de ce couple.

Lui était un japonais influent, entrepreneur très compétent, faisant preuve parfois même de génie dans son domaine, si bien que son business était rapidement devenu florissant après qu'il l'ait hérité de son propre père. Il avait monté plusieurs entreprises au Japon en plus de la maison-mère, puis avait commencé à s'implanter dans d'autres pays avec des succursales. C'est avec le projet ambitieux de racheter une compagnie russe que ce jeune japonais c'était rendu à Moscou, afin d'entrer en négociation avec un entrepreneur également réputé. Alors que les deux hommes étaient en pleine discussion féroce pour discuter d'un possible arrangement, le russe proposa soudainement une alliance financière qui pourrait correspondre aux exigences et aux volontés des deux hommes. En effet, l'homme ne souhaitait pas vendre l'intégralité de sa compagnie afin de pouvoir continuer à toucher une part des bénéfices et s'assurer des revenus sur le long terme. De plus, il s'agissait de la première boîte qu'il avait créé et elle lui tenait particulièrement à cœur.

Il proposa alors à l'ambitieux japonais une alliance. Afin qu'il garde une place dans l'entreprise, et qu'il s'assure avoir toujours une part de celle-ci, il désirait marier sa propre fille à l'entrepreneur étranger. De cette façon, en tant que gendre, l'entreprise restait dans la famille. Et, il voulait également conserver une place au sein de l'entreprise afin de continuer à toucher un salaire raisonnable pour son investissement. Le japonais ne mit pas bien longtemps à accepter. Cette proposition lui permettait de devenir le propriétaire de l'entreprise, dont il connaissait déjà l'immense potentiel, et il ne voyait pas d'inconvénient à ce que celui qui en était à l'origine garde une place dans la boîte et touche une part du fruit de son travail. L'accord fut donc conclu entre les deux hommes, et le russe organisa une rencontre entre son futur gendre et sa fille.

La rencontre se déroula à merveille. Le japonais se montrait charmant, cultivé, très charismatique, prévenant et d'une galanterie qui avait tendance à disparaître dans nos sociétés. Que ce soit par son caractère, son attitude, ses manières ou son physique, la séduction fut presque immédiate. La jeune fille russe en tomba éperdument amoureuse en peu de temps, ils se marièrent et ils passèrent quelques mois en Russie à faire plus ample connaissance et vivre cette idylle. Le japonais était donc marié en Russie, mais il restait célibataire aux yeux de son pays et de son gouvernement, au Japon donc. En fait, l'entreprise qu'il convoitait étant russe, son mariage n'avait qu'à être effectif en Russie pour que le pays le reconnaisse comme gendre du premier propriétaire, et que la transaction financière puisse se faire. Le propriétaire initiale gèrerait donc cette succursale et aurait l'impression de garder sa compagnie.

Bien sûr, les deux hommes étaient conscients qu'au Japon, le japonais pourrait être marié à une autre femme, mais le russe pensait que sa fille resterait en Russie, et que même si son "gendre" épousait quelqu'un d'autre, elle pourrait elle aussi avoir un amant en Russie et chacun vivrait sa vie de son côté. L'administratif représentait toujours beaucoup de difficulté, mais pour l'action financière en cours, il suffisait d'un contrat de mariage russe, et rien d'autre. Bien entendu, le père avait sous-estimé les sentiments que nourriraient ensuite sa fille, et son entêtement. Un jour en effet, le japonais apprit à son épouse qu'il devait repartir au Japon, que c'était là-bas qu'était sa vie et sa maison. En parfaite connaissance du système japonais, de la dictature qui y régnait et des spécificités du pays, son épouse s'empressa de lui annoncer qu'elle partait avec lui. Elle était certaine que le système de l'Incontestable les marierait de nouveau au Japon.

Si son père tenta de la décourager, il finit par céder devant l'entêtement de sa fille, et ses multiples arguments. Elle disait qu'elle aimait cet homme, qu'elle avait toujours eu envie de voir de nouveaux pays, qu'elle trouvait incroyable le système japonais et que, si elle ne retrouvait pas son époux, le système lui trouverait le conjoint idéal, même là-bas, et qu'elle serait forcément heureuse, et cetera. Le couple repartit donc ensemble au Japon. Ils y étaient alors célibataires, mais le système les unit de nouveau, ce qui combla de joie la jeune russe et lui fit penser qu'elle avait pris la bonne décision. Et lui donna encore plus foi en ce système. Quant au japonais, il suivit les instructions de la machine sans sourciller. Que ça ait été elle ou une autre, il aurait suivi les ordres. Même si, à cet instant, elle n'en savait rien. Ils emménagèrent ensemble ensuite.

Malheureusement, cette idylle ne dura pas. Quelques mois après leur installation commune au Japon, le japonais reprit ses anciennes habitudes. Il travaillait du matin au soir, à l'exception bien entendu des moments obligatoires du couple. Il assistait au repas mais ne portait pas beaucoup d'attention à son épouse. Il l'embrassait mais ne semblait éprouver aucun sentiment, aucune passion. Ils dormaient ensemble, mais il ne la prenait jamais dans ses bras. Comme une machine qui faisait ce qu'on lui demandait. Il obéissait aux consignes de l'Incontestable, sans s'investir émotionnellement. Au début, la jeune russe était plutôt fière d'avoir un époux aussi investi dans son travail, et dans le développement de l'entreprise de son propre père. Elle mit son absence d'émotion sur le compte d'une certaine pudeur, et sur le fait qu'il s'agissait seulement du début de leur relation. Hélas, après quelques années, elle réalisa avec brutalité que son époux ne ressentait rien pour elle. Vraiment rien. Il ne lui témoignait aucune affection particulière. Il n'y avait rien entre eux. Pas d'amour. Il n'y en avait jamais eu.

Plus le temps passait, plus la jeune femme souffrait de cette situation. L'isolement dans lequel elle se trouvait, n'ayant ni famille, ni travail, vivant de celui de son époux, et ayant le mal du pays, renforça ce mal-être. Et puis, elle ne tombait pas enceinte. Malgré leurs essais, aucun enfant à l'horizon. Elle n'en voulait pas, elle, mais elle souhaitait répondre aux attentes de son mari. Il le lui avait demandé. Il en voulait, lui. Il voulait des héritiers. Il avait été dur, dans ses propos. Froid. Il lui avait dit qu'en tant qu'épouse, c'était son devoir. Et puis, il avait insinué qu'il pourrait y avoir des représailles de la milice. Il avait menti, certes, mais elle l'avait cru. L'isolement dans lequel elle se trouvait la rendait quelque part dépendante à son époux, alors elle le croyait lui. Il était son seul repère, sans doute. Alors, il fallait au moins qu'elle se rende utile. Et puis, elle ne voulait pas inquiéter son père. Elle avait honte. Trop honte pour en parler. Alors il fallait qu'elle ait un enfant. Peut-être que son mari la regarderait à nouveau. Peut-être ...

Finalement, elle tomba enceinte. Le maigre espoir qu'elle avait eu de recevoir plus d'attention de son époux s'évanouit très rapidement, et elle s'enfonça un peu plus dans la dépression. Elle se sentait objet, si bien qu'elle se détachait peu à peu elle-même de l'idée d'être quelqu'un pour ne plus être que quelque chose. Elle était un ventre qui portait un enfant. Le regard souvent éteint, elle se nourrissait convenablement, suivait les recommandations des médecins et se rendait à chaque rendez-vous. Mais aucun sentiment autre que ce que l'on prenait pour une intense fatigue ne se lisait sur son visage. Finalement, elle donna naissance à l'enfant qu'elle portait, mais ne ressentit rien à nouveau. Même voir son nourrisson n'éveilla aucune joie dans son regard. Elle choisit néanmoins les deux prénoms que porterait l'enfant. Deux prénoms français, qui lui rappelait son amour d'antan pour la littéraire française et les romances parisiennes. Ambre Lorelei.

L'enfance d'Ambre fut très austère. Lorsque le couple revint dans leur demeure quelques jours après la naissance, le père engagea une nourrice pour s'occuper de l'enfant, et demanda simplement à son épouse de s'assurer de la nourrir correctement. Rien de plus. Il lui parlait de manière factuelle, sans s'émouvoir de voir son épouse aussi morne, en en ayant même parfaitement conscience pour avoir engagé une nourrice plutôt que la laisser s'occuper seule du bébé. La mère se sentit encore plus reléguée au statut d'objet. Désormais, elle était un biberon, simplement. Et elle s'éteignit un peu plus. Comme si on venait de souffler sur la dernière minuscule flamme de son regard.
Ambre vécut donc la majeure partie de son enfance seule, avec sa nourrice. Sa mère ressemblait à un fantôme qui errait sans but dans la maison, ne lui accordant nul regard et nulle attention. Elle dînait avec la famille chaque soir, et elle se contentait de fixer son assiette, manger, puis attendre que sa fille et son époux aient fait de même pour partir. Son père ne pouponnait pas. La nourrice d'Ambre était une femme agréable et souriante. Bien qu'elle ait appris à ne pas s'impliquer émotionnellement avec les enfants dont elle avait la garde, elle offrait néanmoins à la petite fille toute l'attention dont elle avait besoin. Elle lui offrait un cadre, et une forme de relation, même s'il ne s'agissait pas d'une relation que l'on pouvait substituer à celle d'une mère et son enfant. Il n'en reste pas moins que la fillette avait au moins quelqu'un avec qui discuter et avec qui passer du temps.

Ainsi, pour tromper l'ennui et la morosité de la maison, la petite fille demandait souvent à sa nourrice de lui raconter des histoires. Elle avait toujours aimé cela, les histoires. La littérature en général. Sa nourrisse lui lisait de la poésie, des romans de toutes sortes, mais elle jouait aussi parfois des pièces de théâtre avec des marionnettes. Et lorsqu'elle quittait l'univers de la littérature, Ambre s'exerçait au dessin. Bien sûr, à son jeune âge, cela ne ressemblait pas à grand chose, mais il y avait toujours beaucoup de couleurs vives, chaudes, chatoyantes. Comme pour égayer cette maison si sombre. L'école était aussi un bon endroit pour dessiner, apprendre à lire et à écrire, et s'instruire. La fillette adorait apprendre de nouvelles choses, dans tous les domaines. Dès qu'elle commença à lire, elle se faufila dans la bibliothèque de la demeure familiale où elle s'entraînait des heures, des jours pour essayer de comprendre de nouvelles choses. Elle apprit le russe aussi, son père lui ayant trouvé un professeur, afin qu'elle puisse converser -bien que ce soit extrêmement rare- avec ses grands-parents maternels.

Les seuls moments de joie étaient ceux où son père prenait du temps avec elle, quand il n'était pas au travail ou en train de faire les actions obligatoires imposées avec sa femme, pour une journée ou exceptionnellement un weekend. Il passait du temps avec sa fille, l'emmenait faire des sorties, dans des parcs ou dans des lieux culturels, et il lui achetait souvent un cadeau lors de ces sorties.
Finalement, la mère d'Ambre mourut lorsqu'elle avait huit ans, au début de l'année 2099. La jeune femme s'était simplement laissée mourir. Pendant quelques temps, son père se montra plus présent, avant de reprendre ses habitudes de travail et de laisser sa fille la plupart du temps aux bons soins de sa nourrice. Ou plutôt de ses nourrices. En général, les nounous prennent soin d'enfants dans une tranche d'âge défini, raison pour laquelle Ambre en eut plusieurs tout au long de son enfance, ce qui ne lui offrit aucune stabilité d'ordre relationnel. Ce manque de savoir en relation se fit d'ailleurs sentir à l'école. Enfant discrète, sage et studieuse, la fillette ne parvenait pas à se faire de véritables amis. Oh, elle nouait des relations, mais rien que de très superficiel, en surface. Il y avait une telle carence affective chez cette enfant qu'elle était incapable d'éprouver des sentiments profonds, semblait-il.

En mai de l'année 2103, alors qu'elle est âgée de douze ans, son père est remarié par l'Incontestable à une japonaise. Cette femme ne lui a témoigné à son tour aucun intérêt. Comme son père, elle était très impliquée dans son travail, mais elle aimait aussi participer à des fêtes, sortir, et entretenir ses réseaux. Une femme indépendante, qui n'avait pas de temps à accorder à une petite fille, et qui ne souhaitait pas prendre le rôle de belle-mère. En 2105, soit après deux années d'union, elle donna naissance à un petit garçon. Cette naissance engendra un nouveau bouleversement dans la maison. Son père, qui jusque-là n'avait d'yeux que pour elle, devint plus distant, offrant toute son affection à ce fils qui venait de voir le jour. Il prétexta qu'il agissait ainsi parce qu'elle était en âge de devenir plus indépendante, mais elle comprit très bien malgré son âge que ce n'était pas la vraie raison de ce comportement. La vie lui avait appris à être bien plus mature qu'elle n'aurait dû l'être. Ainsi, elle n'en voulut pas à ce petit être de lui voler l'affection du seul parent qui avait daigné s'intéresser à elle, mais elle en souffrit beaucoup. Ambre se réfugia dans le dessin, l'art, et la lecture. Elle passait des heures dans sa chambre à lire. La jeune fille avait quelques amis aussi, bien que ce ne soit pas des meilleurs amis, mais en tout cas elle jouait avec eux à l'école et ils sortaient parfois au cinéma. Des relations ordinaires, mais une petite victoire pour elle et ses difficultés relationnelles. Elle s'était améliorée.

Un an plus tard, sa belle-mère donna naissance à un second fils, et le peu d'affection qui lui restait de son père s'effaça totalement au profit de ces deux héritiers. Elle, qui était une fille, et en plus issue d'une précédente union, devint un fantôme dans sa propre famille. C'était détestable au possible. Bien sûr, elle était convenablement logée, nourrie, recevait une bonne éducation dans une très bonne école, et obtenait tout ce qu'elle demandait de matériel. Mais c'était tout. Alors, la jeune fille qui vivait dans l'ombre en eut assez. Elle n'était qu'un fantôme dans sa propre famille, et cela était tout bonnement insupportable. Alors, elle commença à essayer d'attirer leur attention. D'abord, en tentant de parler à ses parents, tout le temps, dès qu'elle en avait l'occasion. Mais ils se contentaient de continuer leurs activités sans lui accorder un regard ou un haussement de sourcil. Même quand elle se mettait à crier, ils n'y prêtaient pas attention. Parfois seulement, son père lui demandait de baisser d'un ton quand les petits étaient à la sieste. Ensuite, elle essaya plusieurs méthodes, en vain. Mettre la musique à fond dans sa chambre pendant des jours, rentrer à pas d'heure le soir, faire un maximum de raffut pendant la nuit en chantant à tue-tête ou en sautant dans toute sa chambre, dessiner sur les murs de la maison, dans toutes les pièces, jeter de la vaisselle sur le sol, rien n'y fit. Elle les avait même insulté, quelques fois, et ils n'avaient rien dit. Alors, elle abandonna, et elle finit par les ignorer à son tour.
La seule personne qui devint importante dans sa vie alors qu'elle était âgée de seize ans, en 2107, fut l'un de ses professeurs de dessin. Il la prit sous son aile, essayant de l'aider à gérer un peu mieux ses difficultés relationnelles.

Il lui faisait découvrir des expositions d'art, ils allaient parfois se promener pour discuter de projets artistiques, et à d'autres moments ils parlaient de tout et de rien, du temps et des fleurs. Il essayait aussi de l'aider à mieux gérer certaines émotions, que la demoiselle ne savait pas gérer autrement qu'en se renfermant totalement sur elle-même. Elle les enfouissait, et, un jour, le trop-plein la faisait littéralement craquer et elle s'effondrait en larmes. Elle pleurait, des heures, et faisait des crises de panique. Son instabilité émotionnelle avait fort à voir avec le contexte familial dans lequel elle avait évolué, et si elle paraissait souvent froide, elle était en réalité hypersensible. Elle avait un côté fragile, mais aussi un côté très fort. Souvent, elle prenait la défense de ses amis, des gens que l'on traitait mal. Au quotidien, elle savait s'imposer, et ne se laissait plus jamais ignorer. On ne pouvait pas nier son existence. Elle était là, bien là, et elle savait le faire sentir lorsque cela était nécessaire. Autrement, elle demeurait relativement discrète au quotidien.

Ambre n'était pas quelqu'un de festif, et elle ne sortait pas beaucoup. Ce n'était pas son truc, ça ne l'intéressait pas. Si ses problèmes relationnels s'étaient amoindris, elle restait très mal à l'aise quand il commençait à y avoir du monde, et se retrouver dans une foule agitée était tout simplement impossible pour la jeune femme. Son hypersensibilité la faisait aussitôt paniquer. De fait, elle ne fit que suivre à la télévisions les informations sur le Big Bang Kiss, et écoutait ce que ses camarades de classe racontaient sur l'événement. Elle ne s'intéressait pas beaucoup aux Incontrôlables, parce qu'elle pensait qu'ils ne dureraient pas bien longtemps. Néanmoins, elle comprenait que l'on ne croit pas au système. Elle-même ne croyait pas au système de l'Incontestable, bien qu'elle se gardait bien de partager son opinion à ce sujet. Après tout, elle avait vu sa propre mère se détruire dans un mariage sans amour, et la deuxième union de son père n'avait rien de romantique non plus. Il s'agissait juste de deux personnes qui trouvaient leur compte dans leur vie commune, mais ils ne partageaient pas de moments de tendresse ou de gestes affectueux. D'ailleurs, Ambre ne croit pas vraiment à l'amour, et considère plutôt cela comme un contrat de bonne cohabitation. Il y a des règles à suivre, mais au final l'Incontestable met juste ensemble des personnes qui peuvent s'entendre et trouver une entente cordiale pour cohabiter.
De la même manière, elle ne participa pas au festival Ansuburu et en entendit simplement des échos. Qui ne lui firent ni chaud ni froid.

Lors de Shukumei, Ambre avait 18 ans. Son père était absent à ce moment-là, et la demeure familiale se trouvait dans la zone en jaune, la moins touchée après la verte, de sorte qu'il n'y eut que quelques dégâts matériels. Bien sûr, il y eut une fulgurante montée de l'eau, des dégâts sur certains bâtiments, notamment les plus vieux, mais la maison avait résisté au choc. Ils s'étaient réfugiés à l'étage, et le rez-de-chaussée de la maison était complètement à refaire, mais il n'y avait pas eu de blessé dans la famille. D'ailleurs, quand la vague était arrivée, sa belle-mère était montée en premier à l'étage avec ses fils, sans même en avertir sa belle-fille. De quoi distendre encore les liens familiaux déjà inexistants. Le couple qui habitait la maison à côté de la leur avait eu moins de chance. Ils étaient décédés. Ils étaient encore dans la rue lorsque la vague était arrivée, et ils avaient été emportés. Il y eut aussi des morts à déplorer parmi les camarades de classe d'Ambre. Deux de ses amis perdirent la vie dans la catastrophe.

Elle s'était rendue à leur enterrement, sans trop savoir comment réagir face à la mort, le sentiment la laissant plus froide que la glace. Sans doute le décès de sa mère, qu'elle avait elle-même découverte comme endormie, avait-il influé sur sa façon d'aborder la mort. En tout cas, le Japon tout entier avait beaucoup souffert de cet événement effrayant. Mais ce ne fut pas ce qui lui fit le plus mal. Le pire, ce fut le message sur le répondeur de la maison lorsque le courant fut remis et l'installation de nouveau opérationnelle. Un message de son père. Il était paniqué, inquiet, et demandait des nouvelles. Des nouvelles de ses fils, d'abord. De son épouse, ensuite. Mais pas d'elle. Il semblait même oublier qu'il avait une fille. Et ça, ce fut le tsunami qui lui fit le plus de mal, et qui lui brisa le cœur, comme une seconde vague dévastatrice.

En ce qui concerne le bug de l'Incontestable qui a suivi Shukumei pendant une vingtaine de jours, Ambre n'en eut pas conscience. Il n'y eut pas de trouple ou de couple en plus chez elle, et vivant quasiment recluse dans sa chambre, elle ne vit pas de chose particulière qui aurait pu l'alerter. Et sa belle-mère ne lui en parla pas de toute façon. Son père non plus. D'ailleurs, le couple se contenta de faire comme si de rien n'était et continua à effectuer les mêmes rituels que d'ordinaire.

Alors qu'Ambre avait toujours 18 ans, en août 2110, il y eut un accident. Un livre dans les mains, Ambre était en train de dévorer un chapitre palpitant d'un de ses romans favoris, tout en montant les escaliers de la maison. Alors qu'elle arrivait sur le palier, à l'étage, ses petits frères déboulèrent, courant à vive allure pour jouer à la course. Le plus âgé percuta ses jambes de plein fouet, n'ayant absolument pas fait attention à sa présence. Après tout, les deux fils avaient été élevés en suivant l'attitude de leurs parents, à savoir : ignorer totalement la présence de leur fille. Ce choc, alors qu'elle montait la dernière marche, lui fit perdre l'équilibre. Elle prit conscience qu'elle basculait en arrière, un peu tard, et se sentit tomber. Dans un vain élan de survie, elle lâcha son livre et tenta d'attraper la rambarde, mais n'y parvint pas à temps et dévala les escaliers. Elle sentit sa tête cogner violemment une surface dure, et ce fut le trou noir.

Ce fut un bip régulier et incessant qui lui fit ouvrir les yeux. Une machine, branchée et reliée directement à son bras, émettait ce bruit fort désagréable. Elle avait un peu la tête dans le coton, à cause des perfusions, et la vision floue à cause de la lumière des néons, qui l'éblouissait. Ce fut une journée abominable. Un médecin vint lui rendre visite, et s'installa sur une chaise à ses côtés. Elle le distinguait à peine, et la lumière lui faisait mal aux yeux, si bien qu'ils pleuraient d'eux-mêmes et rendaient le décor encore plus opaque. Et trop lumineux. Tout était trop blanc dans un hôpital, et la lumière se reflétait partout. Elle comprit néanmoins qu'on allait lui annoncer quelque chose, rien qu'au fait que le médecin ait choisi de s'asseoir. Ce n'était jamais bon signe. Il lui expliqua d'abord qu'elle avait fait une chute très grave dans les escaliers, ce qui l'avait plongé deux jours dans le coma, mais qu'elle n'avait miraculeusement rien de cassé. Juste une luxation de l'épaule, et de beaux hématomes. En revanche, elle avait reçu au moins un choc violent à la tête pendant la chute, et cela avait entraîné des lésions. Pour être honnête, à partir de là, elle n'avait pas vraiment écouté le jargon médical. En revanche, ce qu'elle entendit bien, ce fut le nom de ce qu'elle avait. Achromatopsie cérébrale. Son cerveau était désormais incapable de distinguer les couleurs. Ces couleurs qu'elle avait connu pendant dix-huit années, elle ne les reconnaissait plus. Ce qui impliquait que désormais, elle ne serait plus capable de voir le monde qu'en nuance de gris. Tout le temps. Elle observa le médecin, interdite.

Quoi ? Qu'est-ce qu'il venait de dire ? Elle cligna des yeux, plusieurs fois. Elle les frotta même, pour se réveiller complètement. Achromatopsie cérébrale ? Elle commença à regarder frénétiquement autour d'elle. Le sol. Blanc. Les murs. Blancs. C'était normal dans un hôpital, ce n'était pas elle qui voyait mal. Et puis, le médecin. Comme dans un vieux film. En nuances de gris. Sa peau, ses cheveux, ses yeux. Sa blouse était blanche, ça au moins elle en était certaine. Mais avait-il les cheveux bruns ? Châtain ? Son regard se porta sur la fenêtre qui donnait sur l'extérieur. Le ciel était gris. Il était gris, mais le décor était clair. Il y avait du soleil. Pas de nuages. Le ciel n'aurait pas dû être gris clair, mais bleu. Puis, elle se mit à trembler. Devint pâle. Et finit même par vomir aux pieds du lit. Elle ne verrait plus jamais les couleurs. Son rêve de dessiner, sa passion, venait de lui être arrachée. Son exutoire. Toutes ces couleurs si vives qui l'empêchaient de sombrer dans la grisaille de la demeure familiale. On le lui avait enlevé.

Elle apprit un peu plus tard que son père était présent au moment du diagnostic. Il était resté près de la porte ; elle ne l'avait même pas remarqué. Il s'était occupé des papiers pour lui faire quitter l'hôpital. Il ne lui avait pas parlé, il n'avait pas eu l'air ému, ni d'éprouver une quelconque compassion à son égard. Mais elle était tellement brisée, à cet instant, qu'elle ne parvenait même pas à ressentir de la colère.

Et puis, ce fut le coup de grâce en rentrant à la maison. Non seulement son père ne lui avait pas adressé un mot sur le trajet, sa belle-mère n'était même pas venue la voir, ni ses demi-frères, mais en plus, sa belle-mère avait vidé toute sa chambre. Elle avait jeté les dessins qu'il y avait sur son bureau, sur les murs. Elle avait mis dans des cartons ceux qui étaient rangés dans des pochettes, et avait rangé toutes ses affaires. Puis, elle les avait mise dans la plus petite chambre de la maison, qui servait à l'origine pour le plus jeune enfant. Alors, Ambre était entrée dans une colère noire. Elle avait exigé des explications, et, se heurtant de nouveau à de l'ignorance, elle avait jeté un verre de vin qui trônait sur la table sur sa belle-mère. Celle-ci s'était contentée de se lever, et de se diriger vers la porte, avant de répondre froidement que les médecins n'étaient pas sûrs qu'elle s'en sorte. Comme elle ne faisait de toute façon que squatter dans cette maison, et que son fils chéri grandissait et avait besoin de plus d'espace, elle avait échangé les chambres. De toute manière, ce n'était pas comme si elle l'avait mise à la porte. Elle avait toujours une chambre, elle devrait s'en réjouir. Et elle était partie, laissant Ambre au milieu du salon, poings serrés.

Ambre se referma encore plus sur elle-même. Elle passa des semaines, des mois enfermée dans sa chambre, seule, à pleurer. Parfois, elle sortait la nuit pour marcher, déambuler dans le jardin, ou juste s'y allonger. Ou elle s'asseyait à la fenêtre de sa chambre pour contempler la vaste voute céleste. Elle continuait les cours, mais elle était encore plus discrète et silencieuse que d'habitude, et elle ne dessinait presque plus. Ainsi, le « System Error » de l'Incontestable fut le cadet de ses soucis. Si elle entendait bien sa belle-mère paniquer de ne plus recevoir les ordres auxquels elle était habituée au début, elle n'y prêtait pas plus d'attention que cela. D'autant que ses parents continuèrent à faire comme si les règles et les exigences de l'Incontestable étaient toujours d'actualité.

En revanche, l’Épidémie toucha sa belle-mère, et l'un de ses demi-frères. Si le plus petit n'eut qu'un gros rhume qui dura presque trois semaines, sa belle-mère fut très malade pendant plusieurs jours. De manière assez préoccupante. Elle fut hospitalisée quelques temps, puis revient finalement en forme. Pas de quoi fouetter un chat finalement. Et puis, Ambre détestait sa belle-mère depuis l'accident, alors sa mort ne lui aurait rien fait. Quant à son petit frère … Oh, sans doute cela aurait-il été injuste de mourir à un âge aussi jeune, mais c'était la vie. Elle n'avait pas de relation avec ses demi-frères. D'abord, ces derniers étaient élevés dans la vision parentale, à savoir qu'elle n'existait pas et n'était qu'une étrangère, et ensuite, ils étaient tout de même responsables de son handicap, et pour ça, elle leur en voulait. Même s'ils étaient petits, ils ne s'étaient jamais excusés, et leur mère leur avait répété que ce n'était de toute façon pas de leur faute, et que la jeune fille n'aurait pas dû avoir un livre entre les mains dans les escaliers.

Bien sûr, les informations sur l’Épidémie étaient inquiétantes, notamment à cause des décès, mais le cercle relationnel d'Ambre étant relativement restreint, peu de personnes dans son entourage ont été affectés, et ceux qui l'ont été ont pu être soignés. Une chance.

Ce ne fut qu'à la fin du mois d'août 2111 qu'Ambre commença à aller mieux, soit près d'un an après son accident. Son professeur d'art, celui qui avait été son mentor, avait bien décelé que quelque chose n'allait pas avec son élève. Ils discutèrent longtemps. Il mit de longues semaines avant qu'enfin, Ambre ne lui révèle ce qui l'avait détruite. Ce fut grâce à son professeur qu'elle parvint à surmonter cela. D'abord, il lui montra d'autres techniques de dessin, au crayon à papier, au fusain, qui ne nécessitaient pas de couleurs mais rendaient les dessins toujours aussi magnifiques et lumineux. Puis, il l'initia aussi à un art moins connu, moins répandu, et même mal vu au Japon : le tatouage. Elle avait découvert à ce moment-là qu'il exerçait en tant que tatoueur, et qu'il était professeur d'art certaines heures sur la semaine parce qu'il avait toujours aimé enseigner. Mais son métier principal, c'était bien tatoueur. Il avait sa propre boutique.
La jeune femme se découvrit une nouvelle passion pour cette forme d'art. Le dessin à l'encre sur la peau. Dessiner une œuvre unique, pour une personne, et en faire sa toile. Bien que le tatouage fut un art associé aux Yakuza, et pratiqué au Japon avec de nombreux coloris, des techniques plus occidentales utilisaient davantage l'encre noire, et ce fut le tatouage à l'encre noire qui plût à la jeune femme. Elle s'inscrivit dans une école d'art pour se perfectionner dans ces techniques artistiques. Dans le même temps, elle se fit tatouer un grand phénix dans le dos, qu'elle cachait sous ses vêtements, mais qui était très symbolique à ses yeux. C'était sa propre renaissance qu'elle avait gravé, et c'était son professeur d'art qui avait crée ce dessin pour elle et qui lui avait encré sur la peau.

A la fin du mois de novembre de cette même année, Ambre reçut une nouvelle pour le moins … surprenante. On lui apprenait que sa belle-mère était décédée. Cette même belle-mère qu'elle pouvait entendre en train de crier sur l'un des garçons qui apparemment venait de faire une bêtise. Cette même belle-mère donc, qui semblait très vivante. Et à vrai dire, la jeune femme ressentit une pointe de déception. Elle descendit tout de même voir si c'était bien sa belle-mère qui criait, et si elle n'était pas bien morte, surtout pour prémunir les deux enfants plus jeunes de voir un tel spectacle plus que pour aller voir comment elle allait. Elle était en vie. Et cela plongea la jeune femme en pleine incompréhension. Ce fut un peu le boxon dans la demeure familiale lorsque son père revient de son travail, et qu'il trouva sa femme en vie dans le salon alors même qu'il avait reçu un message comme quoi elle était morte quelques heures plus tôt. Autant dire que l'inquiétude ne fit que grandir. Que faire ? Que se passait-il ? Et ses parents finirent par faire comme ils avaient toujours fait : être de bons citoyens modèles, continuer à agir comme on le leur avait toujours inculqué, et attendre qu'on leur apporte des réponses, des nouvelles, quelque chose.

Finalement, la belle-mère d'Ambre alla se faire recenser lorsqu'on le demanda, avec son fils qui avait aussi été malade lors de l'épidémie. Pour Ambre, comme cela ne l'avait pas affecté, elle continua à vivre sa vie. Elle se fit poser la nouvelle puce comme tout le monde pendant la campagne de 2112. En ce qui concerne la chasse à l'homme qui eut lieu après Soosaku, elle en entendit parler et sut de quoi il retourne. Elle n'y avait pas pris part, et si certains étudiants de son école avaient disparu quelques temps, ils avaient fini par réapparaître. Si Ambre soupçonnait que certaines personnes n'avaient pas été retrouvées, elle n'en connaissait aucune, et pensa que ces individus seraient retrouvés d'une manière ou d'une autre ...

Après cela, Ambre poursuivit et termina ses études de dessin. Elle se lança ensuite dans le tatouage, où ses pièces sont grandement appréciées et reconnues. Elle travailla avec son ancien professeur d'art, dans son salon. Elle s'occupait des pièces en noir et blanc pendant qu'il gérait les pièces colorées. Il lui apprennait aussi, le soir, quand il n'y avait pas de clients, à se perfectionner. Désormais, elle propose ses services d'illustratrice à ses heures perdues et a déjà participé aux illustrations de deux livres pour enfants et a dessiné la couverture de deux romans. Pour le moment, elle vit encore chez ses parents le temps de trouver le local adéquat pour un salon de tatouage, et un appartement juste au-dessus pour vivre au plus près de son métier et de sa passion. Ce n'est pas encore pour tout de suite, mais c'est le projet en tout cas. Enfin, si tout se passe bien. Elle a quitté le salon de son ancien professeur de dessin et travaille ailleurs maintenant. Il a pris sa retraite et lui a conseillé le salon dans lequel elle travaille actuellement.
En 2113 elle a adopté un chien, un shiba inu prénommé Meiko qu'elle adore par dessus tout.