Naen

Cela faisait bien trois ou quatre ans que Naen n'avait pas consulté son psychologue, mais rien n'avait changé. Il y avait toujours la même petite fontaine, toujours les mêmes coussins sur le sofa blanc. Son psy, par contre, avait un peu plus de cheveux blancs, mais sinon, rien n'avait changé !

"Nous avons une heure et j'aimerais l'employer à bon escient. Alors… S'il était possible que vous me laissiez parler sans m'interrompre, ce serait très gentil." Déclara le jeune homme, d'entrée de jeu.

Il semblait agité, malgré son apparente décontraction. Il avait posé les mains sur ses genoux, les yeux dans le vague, prêt à raconter son histoire sous le regard analytique du professionnel.

"Je sais que vous connaissez déjà mon histoire et qu'il va y avoir des redits, mais j'ai vraiment besoin de mettre les choses au point dans ma tête. De… remettre les choses dans l'ordre…"

Il prit une profonde inspiration après une rapide approbation verbale du psychologue.

"Comme vous le savez, je suis un gars plutôt calme. C'est vrai que je ne m'énerve pas souvent, mais… Il y a quelques jours, nous nous sommes disputés avec ma sœur. Pour une broutille… Je l'aidais à remplir un formulaire administratif, elle déteste faire ça, et je me suis mis à me plaindre de nos prénoms… Elle, Molly, notre cadette Enola et moi Naen… Mes parents ont toujours été un peu farfelus dans leurs choix du quotidien. L'Incontestable les a bien réunis… Nul doute qu'il aurait fallu souhaiter bien du courage à celui ou celle qui aurait dû faire avec leurs extravagances, s'ils n'avaient pas été unis entre eux. Mais, je les aime, eux et mes deux sœurs, c'est le plus important pour moi, vous le savez… M'enfin s'appeler Naen Sanada, quand même… Et à cause de ça, on s'est « disputé » ! Moi m'agaçant en écrivant son prénom et elle proclamant qu'on devrait être fier d'avoir des parents se préoccupant si peu du regard des autres… Et c'est à cause de cette simple conversation qu'il y a eu un déclic qui m'a fait repenser à des tas de choses qui n'ont pourtant aucun lien avec nos prénoms…

**J'ai toujours voulu me fondre dans la masse. Depuis tout petit. J'étais un enfant studieux et travailleur. Même si j'ai arrêté l'école à 18 ans, j'avais tout ce qu'il faut pour tenter de commencer une activité. Mais, c'était difficile… J'avais 15 ans lors du Shukumei…

Pour vous situer, on habite au nord d'Edogawa presque à la frontière de Katsushika, donc nous n'avons pas été directement impacté par le tsunami. Mais ça n'a pas empêché un truc horrible de se produire…
On vit au Japon. En théorie, on est préparé aux séismes. On connaît les gestes à adopter et surtout, nos immeubles sont sous normes antisismiques. Sauf qu'il y avait un parking souterrain en construction et une grande grue près de l'immeuble de chez mon ami avec lequel j'avais passé la nuit pour bosser sur un devoir."

Il marqua une pause, semblant chercher ses mots pour continuer son récit et repris :

"Cet... « incident » n'a pas trop fait parler de lui, il n'y a étrangement pas eu beaucoup de victimes dans cet immeuble, proportionnellement parlant avec le reste des victimes un peu partout durant le shukumei, je veux dire… L'engin s'est effondré sur l'immeuble. L'un des pieux qui supportait la grue s'est affaissé durant le séisme, apparemment. Même si je ne sais pas bien ce que ça veut dire, mais c'est ce qu'on m'a raconté. Une partie de l'immeuble a été « endommagée ». C'est le mot qu'ils ont utilisé.

Je me suis réveillé avec ma jambe écrasée sous un tas de gravats. J'étais coincé sous les décombres… **Les secours étaient arrivés très tard. Il faut dire qu'ils étaient un peu débordés cette nuit-là… Ils m'ont retrouvé avec leurs chiens, mais ils ont découvert que ma jambe était donc coincée sous un bloc de gravats. Le pompier qui s'était faufilé pour se retrouver à mes côtés m'avait dit que le déblaiement pour me libérer prendrait trop de temps… Ils n'avaient pas le nombre d'hommes nécessaires ni les machines à disposition pour déblayer efficacement et ça aurait été dangereux si j'étais resté coincé là-dessous trop longtemps. Surtout que j'avais de plus en plus de mal à respirer, je sentais que quelque chose n'allait pas, hormis la douleur atroce à ma jambe, bien sûr… Il a fini par me dire qu'il fallait amputer… Ce gars était médecin sapeur-pompier, mais je le sentais quand même un peu nerveux. Ce qui m'avait rendu nerveux aussi... Même s'il me parlait avec beaucoup de douceur et même si j'étais sédaté, je crois bien l'avoir insulté entre deux cris de douleur avant de perdre connaissance pendant l'opération. Lorsque je me suis réveillé à l'hôpital, je n'avais plus ma jambe…  Au moins, mon ami s'en était sorti sans trop de casse. Que des blessures superficielles.

J'ai maintenant une jambe artificielle de la firme Fujikawa. Des cadors dans le milieu, paraît-il. On me dit que c'est commandé par microprocesseur, on me sort tout un charabia que j'écoutais à peine. Je me fichais un peu de son fonctionnement, tant que ça fonctionnait et qu'on m'expliquait comment la mettre et l'enlever.
Mais j'ai été amputé au-dessus du genou, à mi-cuisse… Même avec la meilleure prothèse du monde, ça me fait parfois mal. Je ressens de la fatigue musculaire accompagnée de douleurs et… l'embout ne s'adapte pas bien à mon moignon à cause des sutures. Je déteste ce mot d'ailleurs, Moignon, je ne sais pas pourquoi… Ça me colle un frisson… Bref ! J'ai aussi un fauteuil roulant. Je l'utilise occasionnellement, c'est vraiment plus confortable, mais je n'aime pas qu'on puisse remarquer trop facilement que je suis handicapé… Alors, tant pis si de temps en temps, j'ai mal… J'essaye de faire avec, surtout au travail… Pas facile d'aider des personnes âgées ou handicapées quand on est soi-même trop handicapé."

Le jeune homme marqua enfin une pause, il était temps… et but quelques gorgées d'eau, il en avait bien besoin… Le psychologue écoutait, attendant patiemment d'avoir « l'autorisation » de Naen pour pouvoir en placer une.

"Je vais en venir au fait, ne vous inquiétez pas…" Le rassura le jeune homme. "À 15 ans on n'est pas spécialement à l'aise avec son corps. Les relations, c'est compliqué… J'aimais bien cette fille, Asami, une camarade de classe. On flirtait gentiment et au bout d'un an et demi, notre relation a évolué... De façon intime, vous voyez."

Il prit une profonde inspiration.

"Euh... Je ne vais pas entrer dans les détails, mais ça se voyait que ma jambe lui posait un problème. Elle s'est presque enfuie de la pièce. C'était... Vous imaginez bien que, niveau confiance en soi, ça fiche un coup… Je ne me fonds pas dans la masse. C'est peut-être pour ça que la discussion avec ma sœur au sujet de nos prénoms hors norme m'a fait remonter tout ça. Et c'est pour la même raison que… ou non… il n'y a pas que ça... Euh... qu'à propos de l'Incontestable, je suis plutôt… mitigé. Ça a bien fonctionné pour mes parents, mais j'anticipe le fait de me retrouver un jour avec quelqu'un qui serait tout aussi dérangé par ma jambe que ne l'a été Asami. J'ai conscience que l'Incontestable nous met, en théorie, avec des gens qui nous sont compatibles, mais… C'est une petite angoisse..."

C'était à ce moment-là que le psychologue décida enfin de prendre la parole. Il avait une ouverture, Naen faisait une pause, c'était le moment où jamais !...

"Vous aviez participé aux manifestations contre l'Incontestable. Vous disiez l'avoir fait pour faire comme votre ami, dont le frère aîné avait décidé de ne pas embrasser sa femme, comme le suggéraient les Incontrôlables… Mais que vous étiez vous-même plutôt pro-Incontestable. C'était avant votre accident, cependant, nous avons eu notre premier entretien quelques semaines après ce terrible évènement. À l'époque, pourtant, vous étiez toujours pro-incontestable. Qu'est-ce qui a changé ?"
-"Quand le gouvernement a fait son test, son projet social, et que les moniteurs ne donnaient plus d'ordres aux couples mariés. **Ça a vraiment perturbé mes parents. C'était un peu comme si certains couples n'arrivaient plus à penser par eux-mêmes sans qu'une machine leur propose des activités ou ce genre de chose… C'était très bizarre…

Peu de temps après, il y a eu cette épidémie horrible qui a tué mon grand-père… Les événements se sont trop vite enchaînés… On a dû se faire repucer, je me suis demandé si le dysfonctionnement des puces n'était pas la cause de ce qui avait rendu beaucoup de gens malades… Je sais, je suis fou… J'ai l'impression de parler comme certains de ces gens qui ont tenté de s'enfuir en profitant du dysfonctionnement des puces… Comme le mari de ma sœur aînée… Un anti-Incontestable. Persuadé que le gouvernement avait consciemment pris le risque de rendre sa population malade en implantant des puces mal conçues. Ce gars est du genre complotiste, vous voyez ? Alors que mon ami et moi, on avait quatorze ans quand on manifestait, comme deux imbéciles, contre l'Incontestable. Mais, en vérité, cette succession d'événements m'a remué… Je me suis mis à réfléchir à beaucoup de choses…

Oh, bien sûr, je ne suis pas au point de mon beau-frère, je sais que l'Incontestable fait des choses bien, mais… Je vais arriver à la conclusion et au pourquoi j'ai décidé de reprendre des séances régulières avec vous..."

Après une nouvelle gorgée d'eau, le jeune homme se mordit la lèvre et détourna le regard, puis il reprit son récit :

"Le mari de ma sœur… Il n'était vraiment pas heureux dans ce mariage… Je ne comprenais pas que l'Incontestable ait pu faire une erreur… Ça allait s'arranger, forcément. Il avait profité du dysfonctionnement des puces pour tenter de fuir sa condition. J'étais persuadé qu'après sa tentative de fuite, il allait comprendre qu'il avait fait une erreur. Que, pendant ces jours qu'il avait réussi à passer sans Enola, il aurait réalisé qu'elle lui avait manqué… Mais, j'avais tort…

J'ai un travail que j'adore. J'ai fait deux ans de formation pour être un "care worker" comme on dit. J'ai été ravi de décrocher mon diplôme. Mon accident avait eu au moins le mérite de générer en moi ce désir d'aider les gens qui avaient moins de chance que moi dans leur vie. C'est peut-être contraire au règlement, mais à travailler au domicile des gens et à les aider pour leurs tâches quotidiennes, ça créait des liens et certains d'entre eux sont devenus mes amis.

Ce jour-là, j'étais en compagnie de madame Takeyama, c'était une journée où je ne travaillais pas, mais je voulais lui rendre visite. J'aime la compagnie de cette vieille dame, elle me rappelle ma grand-mère. Je lui avais fait un gâteau, sous ses instructions, et soudain, mon téléphone sonne.
J'entends Enola me dire qu'elle a peur… Que son mari est devenu fou…

Je sors rapidement de l'appartement de madame Takeyama, je prends un taxi et me rends au domicile de ma sœur."

Il fit une nouvelle pause. Il était clair, au son de sa voix, qu'il se battait pour garder un ton calme.

"Elle n'avait pas appelé la police... Son premier réflexe avait été de m'appeler moi… vous le croyez ça ? Évidemment, je l'ignorais en arrivant devant leur maison.

Je n'ai même pas pris la peine de frapper à la porte. Bien sûr, que n'allait pas frapper… J'ai entendu ma sœur crier derrière la porte. Je l'ai ouverte… Ils ne la ferment jamais, c'est un quartier calme, habituellement…
Il la frappait… Elle était au sol et elle pleurait et cet enfoiré lui donnait des coups de pied… J'ai foncé sur lui sans réfléchir. Mais, je suis un petit gabarit, surtout comparé à lui. Il a vite pris le dessus et avant que j'aie eu le temps de comprendre quoi que ce soit, j'étais par terre. Entre temps, ma sœur avait pu se relever et avait enfin appelé la police, pendant que son mari avait attrapé ma cheville pour m'attirer à lui et continuer de me cogner… Et vous savez ce que j'ai pensé ? « Merde… ma prothèse va se décrocher et il va s'en servir pour me taper dessus. »

Naen lâcha un rire nerveux juste avant d'essuyer une larme qui coulait sur sa joue. Le jeune homme ne parvenait plus du tout à contenir ses émotions.

"Pardonnez-moi. Vous pouvez rire... C'est drôle, hein ?"

-"Je ne trouve pas ça drôle… Il n'y a rien de surprenant à avoir ce genre de pensée dans des situations aussi stressantes. Cela a révélé que votre situation avec votre jambe vous affecte plus que ce que vous pensiez."

-"C'est ce que je me suis dit aussi… C'est essentiellement pour ça que me revoilà ici, de retour devant vous. Et pour finir mon histoire… La… La police est finalement arrivée. Ils avaient été alertés par des voisins avant même que ma sœur ne les contacte. Ce qui a sûrement évité que je me retrouve à l'hôpital…

Heureusement, grâce à notre nouveau premier ministre, elle a pu divorcer…
J'aime tellement ma sœur… ma famille, c'est le plus important pour moi… Comment l'Incontestable avait pu se tromper à ce point ?..."

Le jeune homme poussa un soupire avant de reprendre :

"Il a été assez facile de prouver qu'elle subissait des violences conjugales.  Le pire, c'est que ça ne datait pas de ce jour-là et qu'on n'avait rien remarqué… Je n'avais rien deviné… Je me sens si nul… J'ai vraiment besoin de reprendre des rendez-vous réguliers avec vous. J'ai l'impression que je commence à déprimer sévèrement…"

Après ce long récit, il ne restait que quelques minutes avant la fin de l'heure de la séance. Le psychologue hocha la tête et répondit enfin au jeune homme sur tout ce qu'il avait raconté. Il songeait qu'il faudrait peut-être l'orienter vers un psychiatre, des antidépresseurs étant à envisager.
Le professionnel prit beaucoup de notes et salua son patient avant de le voir quitter son cabinet.

Il y avait des patients auxquels il s'attachait plus que d'autres. C'était humain, il n'y pouvait rien. Ce jeune homme en faisait partie et il était très dur pour lui de le revoir dans cet état de détresse, alors qu'il avait si bien surmonté le traumatisme de la perte de sa jambe…