Kaylee Yukimura - Where the birds fly free

L’air dans la pièce est lourd, presque oppressant. Je fixe un point indistinct sur le bureau, un léger tremblement dans ma jambe gauche trahissant une nervosité que je tente d’enterrer. Il est là, devant moi, l'officier en charge de mon entretien d’évaluation. Le regard dur, professionnel, comme si ce que je m'apprête à dire n'est qu'une formalité de plus, un numéro de dossier à traiter avant la fin de la journée. Je me redresse légèrement sur ma chaise, prenant une inspiration discrète, tandis qu’il pose les yeux sur moi, attendant que je m’exprime.

« Vous êtes en arrêt depuis un certain temps. » Son ton est direct, mais sans une once de jugement. Un simple énoncé de fait.

Je hoche la tête lentement, tentant d’adopter une expression détachée. « Oui, c'est bien ça. » Ma voix est stable, presque trop calme. Je suis devenue experte dans l’art de maintenir cette façade impassible, celle que l’on attend de moi.

Il me demande de justifier mon état, la durée indéterminée de mon arrêt. Une question inévitable. Je croise mes mains sur mes genoux, cherchant les mots qui, je le sais, devront paraître justifiables, raisonnables. Officiels. « J'ai servi mon pays pendant plusieurs années, » je commence, avec la même platitude que l'on m’a inculquée. « J'ai fait tout ce qui m'était demandé. Mais dernièrement, je me rends compte que je ne suis plus en mesure d’accomplir mes tâches de manière optimale. Je ressens une fatigue chronique, et... une incapacité croissante à me concentrer. »

Mensonges. Du moins, des demi-vérités. Certes, je suis épuisée, mais ce n'est pas seulement le corps qui faiblit. C'est l’esprit. Mon esprit, fracassé par des années à maintenir une illusion, à croire que je pouvais encore faire une différence. Le tremblement dans ma jambe s’arrête, remplacé par une froide immobilité, comme si mon corps, fatigué par tant d’années d’efforts, refusait soudain de continuer à jouer ce rôle.

Mon regard glisse un instant vers la fenêtre derrière lui. Le monde dehors continue de tourner. L’Incontestable, cette machine implacable, continue de surveiller, de juger, de forcer des mariages qui n’ont aucun sens. Hanae… Ma mère. Je pense à elle. À ses yeux cernés de fatigue quand elle était malade, à son regard résigné quand l'Incontestable l’a mariée à un inconnu à notre retour du Canada. J'avais voulu croire, comme elle, que ce système, bien qu'imparfait, avait sa raison d'être. Qu'il pouvait, d'une certaine manière, sauver ce pays.

Je suis née au Canada, d'un père canadien et d'une mère japonaise, Hanae, qui avait immigré là-bas pour ses études. Mon père, Mark Yukimura, avait choisi de rester au Canada après que l’Incontestable a rappelé Hanae. La lettre qui l’assignait à un mariage la forçait à retourner au Japon. À l'époque, j'étais encore une adolescente, et même si je n'étais pas convaincue par ce système que ma mère me décrivait comme un mal nécessaire, j’ai préféré la suivre plutôt que de rester avec mon père. Hanae avait une vision nuancée de l'Incontestable : imparfait, parfois cruel, mais peut-être indispensable pour sauver ce Japon en proie à une crise. J’ai grandi avec ses histoires teintées de nostalgie, de résignation, et d’espoir que peut-être, un jour, les choses s’amélioreraient.

Le silence de l’officier me ramène dans la pièce. Je poursuis, comme si mes pensées ne m'avaient jamais interrompue. « J'ai donné beaucoup de moi-même aux FAJ, puis à la milice de l'Incontestable. Mais je ne peux plus continuer. Je pense que je ne suis plus... adéquate. » Le mot tombe, vide de sens. Je ne suis plus "adéquate". Mais l'ai-je jamais été ? Il y a des années, je pensais pouvoir changer les choses de l'intérieur. Améliorer le système. Naïve. Aveugle.

Je me revois, cette gamine idéaliste, lorsque j’ai rejoint les FAJ à 22 ans, après avoir vu la violence des premières manifestations des Incontrôlables en 2108. La répression brutale avait renforcé mon patriotisme, ma volonté de servir, de protéger. Je croyais encore en l'Incontestable. Même après avoir vu les méthodes des Incontrôlables, j'avais continué à croire que la violence n'était pas la solution. J'avais pensé que mon rôle serait d'aider, de protéger, de rendre ce système meilleur.

Et puis, deux ans après, j’ai été recrutée par la milice. C’était l'étape suivante logique pour servir mon pays, ou du moins c’est ce que je croyais. Au début, j’étais fière de ce que j’accomplissais. J'ai servi sur le terrain pendant trois ans. Ces missions n’étaient pas comme ce que j’avais imaginé. Appliquer les lois de l’Incontestable, traquer des citoyens, réprimer les mouvements dissidents... Très vite, mon idéalisme a commencé à s’effriter, chaque arrestation, chaque mission laissant une trace sur mon esprit.

Je lève légèrement les yeux, croisant brièvement son regard. « Le stress... les missions... Je crois que tout cela a eu un effet sur ma santé mentale. »

Encore un mensonge. Ce n'est pas le stress des missions. C'est le poids de la vérité, celle que je tente d'éviter depuis trop longtemps. Ce système est irréformable. Je pense à cette période où, après la catastrophe de Shukumei, les typhons et le tsunami, je croyais encore être utile. J'avais été envoyée sur le terrain, loin des tâches administratives, et pendant un instant, je m'étais sentie vivante, utile. Ce sentiment avait duré à peine quelques semaines, le temps de voir la futilité de mes efforts.

Après trois ans sur le terrain, j'ai réussi à décrocher un poste administratif au sein de la milice. Une échappatoire. Ou peut-être juste un moyen de me protéger, de ne plus voir directement la douleur et la répression que nous infligions. Ce poste m’a permis de prendre de la distance, mais mes pensées tournaient toujours autour de la même conclusion : ce système ne pouvait pas être sauvé. J'étais épuisée, et cette fatigue mentale me rongeait.

« J'ai tenté de surmonter ces difficultés, mais elles ont persisté. » Je reprends mon souffle, sachant que la suite de mes paroles est cruciale. « Je pense qu'il est dans le meilleur intérêt de la milice que je prenne mes distances pour un temps. »

Il prend quelques notes, et je sais qu’il n’insistera pas. Personne ne veut d’un soldat en arrêt prolongé, incapable de reprendre ses fonctions. Pourtant, je ne suis pas brisée physiquement. Mais mentalement... mentalement, je suis déjà partie depuis longtemps. Ce qui m’a définitivement achevée, c’était l'Erreur de système en 2111. Lorsque l’Incontestable a failli, pour la première fois, et que le chaos s’est installé. J'ai vu de mes propres yeux à quel point tout cela ne tenait qu’à un fil. Ce n’était pas la perfection que l'on nous vendait. Juste une illusion de contrôle.

Et puis, il y a eu l'épidémie. Cette maudite épidémie qui a révélé encore plus la fragilité de tout ce système. Ma mère est tombée malade, et même si elle s’en est sortie, je n’ai jamais pu oublier ce sentiment d’impuissance. Et ensuite, la chasse à l’homme... Traquer des citoyens dont les puces avaient cessé de fonctionner. Des gens qui fuyaient, terrifiés, et nous, soldats, qui les arrêtions comme des criminels. Là, je crois que quelque chose s’est brisé définitivement en moi.

Et puis il y a eu les élections de 2114. Je ne peux m’empêcher d'y penser. Les changements apportés m'ont redonné une lueur d’espoir. Pour une fois, il y avait un véritable mouvement pour un Japon moins contrôlé par l'Incontestable. Je soutiens ces réformes, même si je sais que mon rôle dans ce combat est désormais terminé. Peut-être que d'autres pourront réparer ce qui est cassé. Moi, je n’en ai plus la force.

Il relève la tête, ses yeux me scrutant. « Très bien. Votre état sera réévalué après une nouvelle période. Reposez-vous en attendant. »

Je hoche à nouveau la tête. Pas un mot de plus. Il n’a pas besoin de savoir la vérité, et moi non plus. Tout cela n’a plus d'importance. Je me lève, récupère mes affaires, et je quitte la pièce. Dehors, le monde continue de tourner, surveillé, contrôlé. Mais moi, je suis déjà en dehors de ce système, même si mon corps y reste.