Ariel Kitsuji | Give them a bright smile

Ils étaient deux à la naissance. Des jumeaux. Des faux jumeaux pour être plus précis. Un petit garçon et une petite fille. Et le couple avait accueilli leur arrivée avec une joie non dissimulée.

Leur histoire avait été décidée par l'Incontestable. Et elle avait fonctionné à la perfection. Les tout nouveaux parents s'étaient vite rendu compte qu'ils étaient définitivement fait l'un pour l'autre et avaient accepté sans aucun mal leur mariage, il y avait de cela plusieurs années en arrière. Et si la conception d'un enfant avait été un ordre inscrit sur le moniteur de leur logement, cela aurait certainement fini par arriver même sans cela.

Et la grossesse s'était passée à merveille. Suivie avec attention dès lors qu'il avait été découvert que ce n'était non pas un bébé, mais bien deux qui se trouvaient dans le ventre de la future mère, les parents avaient prit toutes les précautions possibles pour que tout se passe au mieux.

Et le terme était arrivé dans la nuit du 2 août 2092. Ariel était arrivé en premier. Le petit garçon. Suivi de prêt par Sasha, sa sœur. Les prénoms avaient été proposés quelques mois plus tôt par la mère des enfants. Dans sa famille, son père venait de l'étranger. N'y ayant pas eu droit elle-même, elle avait toujours trouvé un charme particulier aux noms non japonais. Son époux n'avait pas réussi à lui refuser quoi que ce soit.


Les jumeaux grandissent de manière saine. Une famille aimante qui tient à offrir tout ce qu'ils peuvent à leurs enfants. Ariel se montre déjà comme étant un petit garçon parfois trop enthousiaste et trop énergique, mais ses parents se disent que les choses évolueront avec le temps. Et puis, il semble déjà bien autonome puisqu'il n'a aucun mal à aller jouer dans son coin. Alors ils passent plus de temps avec Sasha qui cherche beaucoup leur attention.

Ariel se contente de l'accepter. Il aime sa sœur. Il peut bien sacrifier un peu d'attention pour lui laisser de la place. Ce n'est pas bien grave. Il peut s'occuper autrement. Et puis, il a l'habitude de toute façon. Alors il sourit, accepte et s'efface.

Mais peu à peu Sasha prend toujours plus de place. Trop de place. Et il y a ces quelques confusions entre leurs prénoms. En plus de ne pas être des prénoms traditionnels, ce sont des prénoms mixtes. Et les petits copains de l'école se trompent plus d'une fois. Parce que Ariel est un peu un prénom pour une fille aussi. Et que Sasha ça pourrait être son prénom à lui. Et le bambin ne le vit pas bien.

Sasha l'écrase même jusque dans son prénom. Elle lui vole le sien et il a l'impression d'être invisible. De ne plus exister. Parce que sans son propre prénom, qui est-il réellement ? Il aimerait en parler à ses parents. Mais il n'arrive pas à trouver comment le faire. Jamais les bons mots. Alors il abandonne. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il veut être vu, lui aussi. Il veut exister.

Alors il commence à faire l'intéressant. Les bêtises commencent. S'enchaînent. Il répond aux adultes. Il se montre arrogant et provocateur... Et il est sanctionné. Mais ce n'est pas grave. Parce que le temps de cela, les autres le voyaient. Lui. Lui et non pas sa sœur. Quelque part, qu'importait que l'attention portée sur lui soit teintée de déception et de colère. Qu'importait tout cela. Parce que l'important était qu'il avait de nouveau l'impression d'être quelqu'un.


Et cette mauvaise habitude qu'il avait prise l'avait suivie pendant plusieurs années. Et cela fonctionnait partout. C'était parfait. Ses parents avaient bien évidemment eu vent de l'attitude de leur fils et les réprimandes passaient de l'école à la maison. Et une fois encore, Ariel en était presque satisfait. Oh, bien sûr, il aurait préféré que leur attention soit tournée vers lui pour de plus belles choses... Mais c'était toujours le résultat qui comptait après tout. Et cela n'allait pas plus loin.

Et, à dire vrai, l'équipe enseignante autant que les parents des jumeaux commençaient à désespérer. Rien ne semblait arranger les choses. Qu'importait le nombre ou encore la durée des sanctions qu'ils pouvaient bien trouver pour essayer de faire rentrer Ariel dans le droit chemin, rien ne fonctionnait jamais.

En fait, les choses ne commencèrent à s'arranger qu'aux suites d'une sortie éducative. Ariel s'était approché pour la première fois d'un cheval et il était aussi vite tombé amoureux de ces animaux. Du haut de ses douze petites années, il avait presque supplié ses parents de retourner les voir. Voyant là une occasion parfaite pour sortir de ce vortex infernal de bêtises et de provocations, il fut décidé de fonctionner à la récompense.

S'il revoyait son comportement, ils consentiraient à accéder à sa requête.


Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela avait fonctionné. Loin d'être foncièrement une mauvaise graine, Ariel n'avait eu aucun mal à abandonner l'attitude qu'il traînait avec lui depuis ces dernières années pour redevenir bien plus sage. Toujours trop actif. Toujours trop rapide. Mais bien moins destructeur. Et ses parents avaient tenu leur promesse.

Il avait fait de l'équitation le plus grand de ses loisirs et la plus profonde de ses passions. Les souvenirs de ses premiers cours. De ses premières chutes. Et de ses premières compétitions resteront à jamais ancrés dans sa mémoire.

La suite du secondaire s'était passée à la perfection. Sa sœur cherchait toujours de l'attention - elle avait même fini par convaincre leurs parents de l'inscrire au même centre équestre que son frère - mais Ariel avait fini par ignorer une grande partie de cela. Il aimait sincèrement sa jumelle. Elle était une sorte de moitié de lui-même après tout. Il se laissait simplement moins faire. Et, au final, partager son sport avec elle avait fini par les rapprocher, lui qui avait tout fait pour se détacher d'elle pendant des années, voilà qu'il se retrouvait à partager quelque chose où il avait l'impression d'être sur un pied d'égalité.

Puis il y avait eu la rencontre avec les premiers souffles de l'amour. Et cela avait été brutal. Il était le grand frère de l'un de ses camarades de classe chez qui il allait souvent faire ses devoirs. Les premiers émois. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour relier les pièces du puzzle entre elles. Il était amoureux. Définitivement, et profondément amoureux. Tout du moins, autant qu'un jeune à l'aube de ses quatorze ans pouvait l'être.

Et son béguin était loin d'être parti avec le temps. Il approchait enfin de l'âge de ses seize ans, et il ne pouvait s'empêcher de fantasmer sur la lettre rose qu'il pourrait recevoir et qu'il l'unirait avec le jeune homme de ses rêves. Après tout, ils s'étaient rapprochés, ils étaient même amis. C'était lui qui le lui avait dit en lui ébouriffant les cheveux. Ils étaient compatibles, Ariel en était sûr. Il ne suffisait plus que l'Incontestable ne le voit.

En parallèle de cela, un groupe qui se faisait appeler les Incontrôlables, faisait parler de lui. La manifestation qui avait secoué la ville en février était encore récente. Il était difficile de réaliser qu'il y avait eu tant de blessés. De morts. Pour une cause que le jeune Ariel ne comprenait définitivement pas.


Ses seize ans révolus, il attendait toujours. Il se jetait toujours en premier sur le courrier en espérant voir la tant attendue lettre rose. Il y croyait. Elle finirait forcément par arriver. Et il était prêt. Alors lorsqu'il aperçut enfin la lettre en question, il n'avait pas été capable de retenir son cri de joie.

C'était avant de voir qu'elle ne lui était pas adressée Mais qu'elle l'était à sa sœur. Et Sasha l'avait accueillie avec beaucoup moins d'enthousiasme que son frère. Et alors qu'elle l'ouvrait, c'était tout le monde d'Ariel qui partait en lambeaux. Il avait l'affreuse sensation que son cœur était en train de se déchirer. L'Incontestable ne pouvait que s'être trompé. Ils étaient jumeaux, il les avait forcément confondus. Cela ne pouvait être que cela. Sasha n'avait même jamais parlé avec lui. Alors pourquoi ? Comment ?

Comment le nom de son mari pouvait être le sien.

Celui de cette personne avec qui Ariel avait déjà imaginé toute sa vie future.

Encore une fois, tout n'était que pour sa sœur. Il lui en voulait. Puis il en avait voulu à l'Incontestable. Puis au tout nouvel époux de Sasha, quand bien même ce dernier n'ait jamais rien su des sentiments que le plus jeune pouvait bien avoir pour lui.

A cette époque, il avait plus que jamais voulu se révolter contre l'Incontestable, à l'image de ce que les Incontrôlables faisaient. Il avait voulu hurler sa tristesse à tout le monde. Hurler à l'injustice. Sa jumelle avait bien vu, elle avait bien compris ce que traversait son frère. Mais que pouvait-elle bien faire ?

Elle, qui avait toujours cherché à avoir le plus d'attention possible, quitte à écraser Ariel derrière elle, s'en voulait à présent d'avoir à ce point ravit les rêves de ce dernier. Mais ce n'était pas son choix. Ce n'était pas volontairement qu'elle l'avait laissé dans son ombre. Et quelque part, quoiqu'aveuglé par sa peine, Ariel en avait bien conscience.

Si le mariage avait eu lieu en juin, Ariel ne reprit réellement contact avec sa sœur que lorsque le Japon fut frappé par un horrible cataclysme. Entre typhons, tsunami et séisme, il avait eu peur. Peur pour elle. Peur qu'elle disparaisse. Peur qu'ils soient à jamais séparés avec comme dernier souvenir d'elle cette rancœur qu'il lui avait envoyé à la figure. Heureusement, son ménage n'avait rien. Tout le monde allait bien.

C'était le moment qu'Ariel avait choisi pour pleurer dans les bras de sa jumelle en lui demandant pardon.


Finalement, les jumeaux s'étaient retrouvés comme avant le mariage de Sasha. Le jeune homme avait fini par faire le deuil de son amour d'enfance. Acceptant que les choses étaient comme elles devaient l'être. Le couple fonctionnait à merveille. L'Incontestable avait eu raison. Comme toujours.

Le Japon avait de nouveau été frappé par des phénomènes aussi étranges qu'inquiétant, mais heureusement pour eux, ils avaient eu la chance d'y échapper à chaque fois. Ariel en aurait presque rigolé en disant que leur famille était immunisée aux drames.

Et quelque part, cela avait été le cas jusqu'ici.

Les jumeaux avaient fêté leurs vingt ans le mois précédent et ils se retrouvaient pour une sortie à deux. Rien qu'eux deux. Partageant cette passion commune qu'était celle de monter à cheval, c'était là l'occasion de se retrouver. De discuter. Ariel avait ce projet de devenir cascadeur dont il avait voulu évoquer avec sa sœur. S'il avait voulu être acteur par le passé, il s'était rapidement fait une raison, jugeant de lui-même qu'il n'aurait jamais le visage d'un grand rôle de cinéma. Mais cascadeur lui paraissait être un si beau métier. Et puis, il pourrait faire des cascades et des doublures à cheval. Le projet était parfait. Ses yeux brillaient à l'évocation même de ce rêve.

Et Sasha le soutenait, blaguant avec lui à ce sujet.

Puis elle lui parlait de ses propres projets. Elle voulait briller en compétitions équestres. Être la meilleure. C'était d'ailleurs pour cela qu'elle avait acheté son propre cheval, soutenu par son époux. Elle y croyait. Et Ariel croyait en elle. Et lui aussi, plaisantait avec elle sur son propre projet.

La journée était belle. Ensoleillée. Lumineuse et douce.

Parce que les drames ne surviennent pas uniquement lors des nuits d'orages, sombres et sinistres. Parce qu'ils surviennent peu importe la météo. La vie n'était pas comme au cinéma. Pas comme dans les tragédies dramatiques.

La jument de Sasha s'était emballée. Elle n'avait pas réussi à l'arrêter. Ce qui lui avait fait peur n'avait jamais été réellement déterminé. Les animaux pouvaient se montrer imprévisibles. La jeune femme n'avait pas été assez réactive. Pas assez attentive. Ou sa jument simplement pas encore suffisamment désensibilisée. Trop jeune, trop peureuse, trop vive.

La chute lui avait été fatale.

Dans l'esprit d'Ariel, les cérémonies funéraires ne pouvaient se faire que sous un ciel de pluie. Et il en avait presque voulu à la météo d'afficher un si beau soleil ce jour-là également. S'il avait plu, il aurait eu l'impression que même le ciel compatissait à sa peine. À la peine de leur famille.

Mais le soleil était éclatant. La journée était belle. Lumineuse et douce.

L'époux de sa sœur, désormais veuf, fou de rage et de chagrin avait voulu faire abattre le cheval, cet animal qui à ses yeux revêtait des allures de monstre, qui avait tuée sa moitié. Ariel avait refusé. Net et catégorique. Il récupérerait la jument. Cela avait attisé plus de rage encore de son ancien béguin. Il n'avait pas répliqué après le coup de poing qu'il lui avait envoyé. « Il a tué ma femme ! » Avait-il hurlé.

C'était ma sœur. avait-il eu envie de lui répondre, une douleur sourde lui nouant les entrailles.

Mais il ne l'avait pas fait. Et il n'avait plus jamais revu cet homme.


Les jours suivants le décès de Sasha avaient été difficiles. Regarder cette jument qui lui avait pris la vie l'avait été également. Mais il s'était accroché. Pour elle, il voulait la garder. Pour elle, il voulait accomplir une partie de son rêve. Ce rêve dont elle lui avait parlé ce funeste jour.

Il avait accompli son propre objectif. Il faisait le travail qu'il voulait. Et il avançait.

Il ne parlait plus d'elle. Il refusait même d'entendre son nom. Ses parents étaient désolés de ce fait, mais avaient fini par accepter que rien ne semblait être en capacité de faire changer cela. Le nom même de Sasha était devenu tabou. Ils espéraient qu'un jour, cela changerait. Qu'un jour, leur fils arriverait à en parler de nouveau. A l'accepter autrement qu'en faisant mine d'oublier.

La vie ne s'arrêtait pas. Et lui avait décidé d'ignorer et de cacher toutes ces choses qui ne faisaient rien d'autre que du mal autour de lui.

Et surtout.

Plus que tout.

Il gardait le sourire.