Kairi Komiza | And her opponent...

    


Debout dans la gorilla position, cette petite zone de rassemblement juste derrière le rideau d'entrée, Kairi sautillait sur place en se secouant les bras pour évacuer son impatience. Juste derrière, dans l'ambiance électrique du Tokyo Dome, la musique de son adversaire tournait encore sous les huées de la foule. Emi « Wild Rose » Tanaka détenait le titre du « World of Stardom Championship », le plus prestigieux de la compagnie. Et ce soir, Kairi le lui prendrait. Pour la première fois de sa vie, elle allait porter fièrement la ceinture autour de sa taille dans une extase qu'elle ne pourrait certainement pas contenir. Et de toute façon, il n'y avait aucune raison de le faire. La foule ne demandait que ça depuis des semaine, depuis le début de cette feud , cette histoire scénarisée. Ce soir, c'était le climax, et la babyface allait l'emporter sur la heel.

Il s'agirait de ne pas décevoir, pensa-t-elle. Cela allait être le match le plus important de sa carrière. Il ne fallait pas rater une action, botcher une prise, oublier un spot. Et surtout, surtout, elle n'avait pas intérêt à se blesser. Oh non ça, pas question. Pas question de rendre le titre vacant dès le lendemain à cause d'une jambe cassée ou d'un quadriceps déchiré. Oh, si par malheur, que les dieux l'en garde, elle se blessait quand même, elle viendrait tout de même se battre sur un seul pied, cogner avec un seul bras. Tout pour ne pas avoir à lâcher ce qui allait devenir son précieux.

La musique d'Emi s'éteignit et la foule fit de même. On entendait seulement des vibrations d'impatience. C'était comme si le stade se chargeait en énergie pour pouvoir tout déferler à l'instant où les premières notes de son thème résonneraient. Je vais marcher, se dit-elle. Pas question de trébucher sur la rampe en courant. Ou même simplement de manquer de trébucher, non, tout se devait d'être parfait. Qu'elle puisse revoir ce moment en boucle quand il serait posté sur internet. De plus, toute sa famille était présente juste au bord du ring. Ses deux parents d'abord, mariés par l'Incontestable plus de trente ans auparavant. Ces deux pauvres hères avaient passé leur jeunesse la tête enfouie sur un smart-phone ou une tablette, à préférer le confort de parler à une IA que l'affreuse et terrible épreuve de "rencontrer des gens". Ce ne fut pas facile au début, et ils peuvent encore remercier l'Incontestable de leur rappeler comment interagir avec sa moitié grâce à son écran et ses ordres. Si leur premier enfant, Aoko, avait été une obligation, les trois autres furent conçus par amour et l'envie de construire une famille. Ils ont élevé leurs enfants dans l'amour de l'Incontestable mais en ont compris le but ultime : re-sociabiliser le Japon et son peuple, et donc, en essayant de pousser leurs enfants vers les relations sociales, très tôt. Pas les plus doués mais, eh, ils faisaient ce qu'ils pouvaient. Ces mêmes parents qui, plus jeunes, n'avaient jamais cru au projet de Kairi.

Eh, avec le recul, difficile de leur en vouloir. Ne devient pas catcheuse professionnelle qui veut, et encore moins peuvent se permettre d'en vivre. Fallait se mettre à leur place aussi. Qu'elle en fasse sur son temps-libre ? Avec plaisir ! Eux-mêmes regardaient régulièrement des shows à la télévision. Mais qu'elle abandonne ses études pour ça ? Faut pas rêver, Kairi. Tu vas finir ces études de physiques au cas où ça ne marche pas, pas le choix. Même sa grande sœur, Aoko, faisait tout pour l'en dissuader. Elle qui avait suivi des études de droit sans conviction, juste pour rentrer dans le moule et s'assurer un niveau de vie décent. Elle n'allait pas laisser sa sœur mettre sa vie en l'air. Catcheuse ? N'importe quoi Kairi ! C'est à ça qu'elle voudrait consacrer sa vie ? Faire semblant de se battre ? Et regarde comment t'influences notre petit frère et notre petite sœur !

Ça, ce n'était pas vraiment faux non plus. Riri et Wakana l'adoraient, même s'ils avaient passé la moitié de leur enfance à se faire éclater contre un matelas dans de fausses prises de catches vues quelques minutes avant à la télévision. Oh, ils n'avaient pas intérêt à se blesser, oh non ça, pas question, leur répétait leur mère. Une fois, elle les avait même menacés de les fesser avec les quatre lattes du lit de Kairi qui avaient, une fois encore, abandonné sous le poids d'une Riri qui imitait une descente du coude sur elle. Elle ne comptait pas vraiment le faire, jamais elle ne lèverait la main sur ses enfants. Mais quand même, s'en était assez ! Après cet incident, finis les lits. Le lendemain déjà, tous avaient été donnés à la charité et la famille dormirait dorénavant sur des futons. Kairi avait tout de même gardé une latte en secret, pour le souvenir, mais surtout pour imiter les kendo sticks avec lesquelles les catcheurs se battaient parfois lors de match extrêmes.

Et si Wakana, en grandissant, se dirigerait vers une voie bien plus pérenne, stable, et qui ne provoquerait pas de crises de panique à ses parents, Riri, la plus petite de la fratrie, succomba à l'amour du divertissement sportif. Que Kairi soit maudite, se disait Aoko.

Mais ce soir, comme tout le monde, elle brûlait d'impatience à l'idée de voir entrer sa sœur en scène. Et même si, plus tôt dans la soirée, elle avait déjà bien usé de ses cordes vocales lors du match de Riri, elle s'en était gardé en réserve pour celui-ci.

Ces secondes d'attente paraissaient infinies. Riri, qui avait combattu dans un match de bien moindre importance en début de soirée – elle était encore jeune et au tout début de sa carrière, mais tout le monde s'accordait pour dire qu'elle suivrait la même route que sa sœur, celle qui mène en haut de la carte – lui donna une énorme tape dans le dos.

« Allez frangine ! Qu'est-ce que tu fais ce soir ?
- Je met le feu.
- TU METS LE FEU ! ALLEZ ! »

Et la musique retentit. Et la foule hurla. Elle en faisait trembler les murs, même les caméras. Kairi enfila son masque, regarda vers le ciel en hommage à ses amies trop vite parties, puis elle apparu sur la rampe, un poing en l'air, le visage déterminé. Ce n'était plus Kairi, la personne, mais bien Kairi « The Shadow Valkyrie » Komiza, le personnage. Et ce soir, les deux réaliseraient leur rêve.










    L'amour du catch, ça vous attrape d'un coup et ça ne vous lâche plus. Kairi regarda son premier match lors d'une soirée canapé avec sa grande sœur et ses parents. Loin d'être aussi fan qu'allait le devenir leur dernière, ils aimaient regarder quelques shows recommandés de temps en temps, en criant à travers l'écran pour encourager leurs favoris. Kairi fut conquise immédiatement.
  
   Avant d'avoir l'âge requis pour s'inscrire dans une structure qui vous apprend les tenants et aboutissants de la profession, celle qu'on appellerait plus tard Valkyrie s'amusait à reproduire les prises seules dans sa chambre. Une habitude qu'elle exécutera ensuite sur ses pauvres frères et sœurs. Elle comprit jeune qu'il ne fallait pas attendre d'avoir seize ans pour s'y mettre, et qu'il fallait mieux qu'elle soit déjà prête et athlétique le jour où elle commencerait son entraînement. C'est pour ça qu'elle demanda très tôt à ses parents de l'inscrire à la gymnastique. Elle y apprendrait des compétences qui se révéleront très utile lors de sa future carrière.

   A seize ans, elle s'inscrit enfin dans une toute petite structure indépendante locale qui effectuait ses shows devant un public qui ne dépassait rarement la quinzaine de personnes. Kairi eut enfin l'impression de réaliser son rêve et déciderait de ne plus jamais le lâcher. Elle continua de trimer ainsi plusieurs années avant de rejoindre une compagnie de plus grande ampleur. Certes, toujours petite par rapport aux standards du pays, mais bien plus reconnues et surtout, connues pour déboucher sur des contrats avec les noms qui faisaient rêver.

   Elle y a fait le plus gros de ses preuves là-bas. Elle mit cependant du temps à trouver sa gimmick, un rôle qui pourrait la seoir à merveille. Ce fut grâce à ses mentors qu'elle trouva petit à petit sa voie, jusqu'à atteindre sa forme définitive ; cette catcheuse haute en couleur aux tenues et maquillages manifestement farfelues. Elle alterna d'ailleurs régulièrement entre face et heels pour goûter à toutes les saveurs du métier.

    Après des années à démontrer son talent, la Stardom lui proposa enfin un contrat, voyant en elle tout son potentiel. Une technicienne qui excellait dans le ring le tout enrobé dans une gimmick plaisante, facilement vendable au public. Aucun raccourcir ne lui fit proposé, cela étant dit. Elle commença en bas de la carte et dû montrer toute la détermination du monde pour gravir petit à petit les échelles qui la mèneraient bien des années plus tard à la nuit du 31 Mai 2115. Mais, eh, elle arrive à peine à la fin du début de sa carrière. Un long chemin reste encore à parcourir avant d'atteindre son rêve : la NJPW et son titre majeur : le IWGP Women's Championship.