Azami Ichijiki

« La vie est comme une roue, Azami. Pour avoir du bon, il faut savoir endurer le mauvais. »


Ta roue a pourtant bien commencé, on peut dire que t'as eu toutes les cartes en main pour être heureuse. T'es née dans la préfecture de Yamanashi avec vue sur le Mont Fuji de parents inconnus. Tu fus adoptée à cinq ans par tes pères, Eiji et Yoshio Ichijiki, qui étaient respectivement chirurgien et ancien champion du monde d'escrime.

Tu as vécu une première partie de ta vie avec la vue du Mont Fuji à ta fenêtre, en compagnie de tes parents et de ton frère Tetsuya d'un an ton aîné. On peut dire que t'étais son portrait craché, son fidèle acolyte, son genderbend : une pile électrique, joyeuse, dynamique, « un brin bizarre » d'après Tetsu et toujours à faire les pires bêtises, que ça soit en solo ou en équipe.

Ton père étant un sportif, vous avez très vite été, toi et ton frère, mis dans le grand bain des activités physiques. Et si Tetsuya aimait la boxe, toi, c'était compliqué, tu ne trouvais rien qui t'intéressait mis à part jouer du Shamisen. Escalade, aïkido, course, football, kendo, judo, rien ne t'intéressait, rien ne te plaisait. Mais après avoir regardé une rediffusion de Casse-Noisette à la télévision, tu te mis à fond dans la danse. Tu ne cessais de danser dans la maison, de répéter encore et encore les mouvements que t'avais vu la veille à ton cours. Tu avais la tête pleine de rêves.

C'est fou comment un événement peut changer le cours de la roue.

À huit ans, vous déménageâtes, délaissant le Mont Fuji pour les gratte-ciels de la capitale. Ça te fit beaucoup de peine de déménager, tu ne pourrais plus voir tes amis, ni même faire des « représentations privées » au Mont Fuji comme tu aimais le dire plus jeune. Mais comme ton père le disait toujours : tu sais, la vie, c'est une grande roue, avec ses hauts et ses bas. Tu ne pourras jamais échapper au fait que la roue soit en bas. Mais ce que tu peux faire, par contre, c'est tout faire pour qu'elle reste le plus longtemps en haut et ne soit en bas qu'un bref moment.

Effectivement, ta petite déprime ne dura pas longtemps. Ton ancienne maison te manquait toujours un peu avec le Mont Fuji, mais la ville, ce n'était pas si mal. Il y avait plus de choses à faire, plus de monde, plus de bêtises à faire et puis, les cours de danse et de Shamisen étaient beaucoup mieux. Et comme tu faisais partie de la génération ultra-connectée, tu ne manquais jamais une occasion de poster sur les réseaux chaque moment de ta vie : de ce que tu mangeais à ce que tu ressentais, du réveil au coucher, tes concours, tes sorties, tout et n'importe quoi, malgré les avertissements de tes parents. Mais tu ne pouvais pas t'en empêcher, en particulier quand tu eus treize ans et que la famille s'agrandit avec ton petit frère Aoi, né d'une mère porteuse. Un beau bébé, tout gros, tout rose, hurlant à la mort, mais tellement mignon quand il riait.

Tu vivais sans soucis, jusqu'à ce qu'un événement change de nouveau le cours de ta roue.

Cet événement, ce fut ton mariage alors que tu n'avais que seize ans : Satoru Nagata, ton premier amour, le coup de foudre.

Il vous a fallu du temps, beaucoup de temps pour vous connaître, vous apprivoiser. Il lui a fallu beaucoup de temps pour accepter le mariage, vous aviez dix-sept ans d'écart quand même. Mais pour toi, si l'Incontestable vous avait choisis, ce n'était pas par hasard. Mais il était réticent, distant. Te voyait-il plus comme une sœur ? Une enfant et non comme une femme ? Mais tu fus patiente, à l'écoute, conciliante pour ne pas le brusquer, ne pas le faire fuir (ou du moins, le pensas-tu).

Ta roue venait d'être en bas, mais elle se relevait. Elle se relevait au fur et à mesure que l'amour naissait entre vous, la complicité aussi. Au fur et à mesure que vous partagiez des moments, que vous appreniez à vivre ensemble, à vous connaître jusqu'au moment où il tomba amoureux de toi, Azami. Il te le disait, il te le montrait, vous étiez heureux tous les deux et tu pensais que ça allait durer toute ta vie, ce bonheur. Tu étais tellement heureuse que tu ne pouvais pas ne pas le partager. Tu étais une accro des réseaux sociaux, tu postais deux à trois fois par jour sur tes comptes.

Puis, tu eus dix-huit ans, l'âge où tu passas tes derniers examens avant d'avoir ton certificat, que tu eus facilement. Tu avais tout préparé pour la suite, vous parliez de ce que vous alliez faire, des études que tu allais entamer pour être une femme indépendante et une bonne épouse, une bonne mère. Tu devais penser à la suite : tu n'étais plus une enfant, mais une femme mariée, il fallait que tu penses à la suite de votre vie à deux, puis plus tard à trois, quatre ou cinq.


Tu étais en haut de la roue et tu pensais ne jamais descendre de la roue. Tu te pensais être le Mont Fuji, inébranlable, invincible.

La vie est une roue et ce fut pour toi le moment d'être en bas, tout en bas de la roue.

Tu ne te souviens plus vraiment de tout ce qu'on t'a dit ou fait quand tu t'es réveillée. Tu ne te souvenais que du visage de ton mari, son visage tordu de peur, ses yeux exorbités en se tournant vers toi. Et puis la douleur, la douleur incomparable que tu as ressentie tant physique que psychologique lorsqu'on t'a annoncé que tu avais eu un accident de voiture et que Satoru était mort sur le coup. Tu n'étais pas seulement en bas de la roue, ta roue était complètement brisée.

Une femme vous avait renversés, toi et Satoru, avec sa voiture. La voiture t'avait traînée sur 200 mètres avant de s'arrêter. Tu avais été admise aux urgences où les médecins avaient tout fait pour te sauver et pour sauver ta jambe droite, ou du moins ce qu'il en restait. Ton père étant chirurgien, il avait fait appel aux plus grands spécialistes pour te sauver, en particulier ta jambe. Tes blessures étaient tellement importantes à ce niveau-là que les médecins avaient été obligés d'amputer une partie des muscles de ta cuisse : tu serais obligée d'avoir une canne pour le restant de tes jours.

Tu avais tout perdu : ton mari, tes rêves de famille, ton corps. Alors, par mécanisme de défense, tu t'enfermas dans le mutisme.

Tu n'étais pas joyeuse, tu n'étais pas triste non plus. Tu n'étais pas en colère, mais pas calme non plus. Tu étais un automate : manger, dormir, aller aux rendez-vous, faire de la rééducation. Mais tu étais vide, tu n'étais plus toi, même ton corps, ce n'était plus le tien. Cette cicatrice au visage, ce corps tordu, cette barre de titane dans la jambe, cette cicatrice à ta cuisse, ce trou où avant il y avait du muscle et cette canne dont tu avais besoin pour marcher. Les seuls moments de « regain de vie » étaient les moments où tu faisais des cauchemars ou quand une femme entrait dans la chambre. Tu ne supportais pas de voir une femme, qu’importe qui elle était. Tu ne supportais ni de voir une voiture ni de l'entendre, trop effrayée à l'idée qu’elle puisse t'écraser une nouvelle fois.

Choc émotionnel, disaient-ils. Stress post-traumatique, murmuraient-ils.

C’est fou comment un événement peut changer le cours de la roue. Comment le simple fait d’ouvrir le courrier pouvait changer une vie.

Tu te souviendras toujours de ce moment-là, parce que ce fut le moment où ton monde s'écroula. Ou plutôt, le jour où tu découvris le monde. Tu avais toujours été aimée, adorée, protégée, chouchoutée, mise à l'abri du monde et de ses défauts. C'est d'ailleurs pour ce besoin de te protéger que ta famille ne te disait rien sur l'accident et les suites judiciaires. Tout ce qu'ils avaient fait avait été dans le seul et unique but de te protéger du monde.

C'est pour ça qu'ils n'ont jamais pensé à vérifier le courrier que tu avais reçu durant ta convalescence. C'est pour ça qu'en ramenant ton courrier et celui de Satoru, ils ne l'ont pas vu. Comment auraient-ils pu voir cette lettre empilée avec tout un tas d'autres ?

Mais toi, tu l'as vue et tu l'as lue, cette lettre adressée à ton mari. Ces lignes longues, ces lettres rondes et délicates, ce papier délicatement parfumé : cette déclaration d'amour.

Tu étais heureuse dans ton mariage. En était-ce de même pour lui ? Tu savais qu’au début non, Satoru avait mis du temps à accepter votre mariage. Tu avais toujours pensé que le problème venait de la différence d'âge. Mais il t’avait caché une partie de sa vie. Il n’avait pas jugé utile de te dire qu’avant son mariage, il avait entretenu une relation de dix ans avec une autre femme, célibataire comme lui à l'époque. Une femme étant persuadée de finir sa vie avec lui, tant ils étaient faits l’un pour l’autre pour elle. Que la machine s'était trompée et qu'elle ne supportait plus de le voir marié avec quelqu'un comme toi. 

Toi et ton bonheur, toi et ton sourire, toi et tes photos, tes posts et tes commentaires, narguant tout le monde avec ton bonheur parfait, ton mari parfait, tes futures études parfaites, ta future vie parfaite avec lui. C'était ça qui avait mis le feu aux poudres. Ça avait été l'élément déclencheur de cette folie. 

Cette femme avait tué l’amour de ta vie, elle avait mis en pièces tous tes rêves, pour un amour que l’Incontestable n’avait pas jugé productif et viable. Elle avait été rongée par la peine, le cœur brisé, la haine de l’Incontestable en ne comprenant pas pourquoi elle n’avait pu être avec lui alors qu’elle croyait en la machine.

Cette lettre t’apprit beaucoup de choses. En particulier sur le fait que tu étais comme elle. Pleine de rêve, d’ambition, d’attente et d’espoir. Dans une bulle de bonheur factice où toute la dureté du monde était mise sous le tapis. 

Et ça faisait mal. Ça faisait tellement mal. C'était insupportable de constater que tu n’avais rien vu, rien perçu de tout ça. Que si tu avais fait plus attention, les choses se seraient passées différemment. Si tu avais été plus mature, plus observatrice, plus réfléchie, tu n’aurais pas posté autant, tu n’aurais pas inconsciemment remué le couteau dans la plaie de cette femme. Elle n’aurait pas décidé de faire ça, si tu avais été moins « toi ». Si Satoru t'avait parlé de tout ça, s'il avait été honnête avec toi, s'il t'avait dit de ralentir sur les posts, sur absolument tout en réalité, tu aurais fait plus attention et il serait toujours en vie. Tu étais en partie responsable de sa mort, de tout ce qui t'était arrivé. Tu mis tes comptes sur les réseaux en privé, supprimas tes photos et ne postas plus rien. 


Ce n'était que la conséquence de tes actes, Azami. 

Cela n’allégeait pas la colère que tu avais contre elle, elle aussi était coupable, mais c'est cette colère et cette culpabilité qui te permirent de rebondir. Cette lettre que tu donnas à ton avocat qui permit à cette femme d'être condamnée. Cette lettre que seul l’avocat, la justice et ton psy connaissent. C’est elle qui façonna la nouvelle Azami et ce credo : chaque acte entraîne des conséquences.

Tu trouvas la force de t’accrocher grâce à ta famille et à l’Incontestable : ta famille était l'exemple d’un couple, d’une famille créée par la machine, une famille heureuse, bien portante, bien intégrée aussi bien socialement que professionnellement. 

Le problème, c'était la nature humaine, les conséquences de chaque acte commis par chacun. La machine n'était pas le problème. Alors, pour protéger ce que tu avais eu grâce à elle, tu voulais aider, tu voulais contribuer au système, montrer que le système fonctionnait. Tu étais jeune, tu avais toute la vie devant toi.

Tu travaillas le plus possible avec les médecins et ton psy pour guérir, pour recoller les morceaux, surmonter tes traumatismes (ou du moins, vivre avec) et aller mieux pour devenir médecin. Séances de rééducation, psychologue, thérapie, cours du soir, avec uniquement des hommes, car maintenant, tu n'avais plus confiance en les femmes. Mais si au début, tu pensais qu'une année suffirait à te permettre de retourner à une vie à peu près normale, tu fus vite rattrapée par tes traumatismes et tes peurs. 

Tu entras en faculté de médecine en 2103 à 19 ans, passant ta première année et le milieu de ta seconde année à distance. Parce que cette thérapie était loin d'être finie pour toi. Tu en avais besoin, de cette oreille attentive, de cette personne extérieure à ta vie à qui tu pouvais parler sans ressentir de la culpabilité.

La naissance des Incontrôlables en 2107 te bouscula un peu, de même que le Big Bang Kiss : voir ces gens manifester pour montrer leur colère face au système, ces gens égoïstes et capricieux, ces gens qui étaient comme elle. Ou bien cherchais-tu à trouver un bouc émissaire, une raison d'être en colère en les mettant dans le même sac qu'elle.

Pour être honnête, tu aurais pu les détester, tu aurais pu te venger sur eux à défaut de pouvoir le faire sur elle, lors de tes études et de ton internat. Mais est-ce que cela aurait soulagé ta douleur et ta culpabilité ? Est-ce que cela t'aurait aidée à avancer ? Tu compris grâce à ton psy, mais aussi au cours d'une discussion avec un inconnu, qu'il fallait que tu arrêtes de vivre dans un monde noir ou blanc. Il fallait que tu continues, Azami, que tu continues de voir réellement le monde tel qu'il était, avec ses qualités, mais aussi ses défauts. Tous les anti-Incontestables n'étaient pas comme elle. Tout le monde n'avait pas une famille comme la tienne, certains avaient souffert plus que toi, avaient traversé des choses que tu ne pouvais même pas imaginer. Tu devais accepter leurs points de vue, tout comme ils devaient accepter le tien et les conséquences de leurs actes. Cette discussion avec cette personne t'avait confortée dans l'idée que tu voulais servir le système. Tu voulais aider ceux qui avaient peur, qui étaient confus et qui pouvaient faire des erreurs.

Shukumei fut plus difficile pour toi, car tes frères furent admis à l'hôpital. Si pour tes pères, ils ne s'en sortaient qu'avec de petites égratignures, Tetsuya et Aoi, eux, vivraient toute leur vie avec une cicatrice sur le visage. 

Vous prîtes l'habitude suite à ça de vous présenter comme la fratrie des balafrés. 

Tu pris ensuite l'habitude d'aller au temple afin de prier pour l'âme de ceux qui avaient été emportés. C'est aussi peut-être à cause de Shukumei que tu adoptas Juko. Parce qu'avoir un animal, c'était bien, ça apprenait à être responsable, à donner de l'amour à quelqu'un et à en recevoir, ça pouvait aider dans une thérapie d'après ton psy. Donc tu allas dans un refuge et le pris sous ton aile un peu cassée, ce braque allemand sans museau, mais tellement empathique, affectueux et joueur.

Lors du System Error en 2011, une grande nouvelle ébranla la famille. Ou plutôt, c'est toi qui fus ébranlée. Ton frère Tetsuya se retrouva marié, puis divorcé, avant d'être à nouveau marié pour de bon cette fois-ci. Et pour toi, ce n'était pas bon, parce que Tetsuya était marié à Chiyo : une mannequin, belle, douce, souriante, coquette, gentille. Une femme. Ça ne te plaisait pas, d'avoir une belle-sœur. Ça ne te plaisait pas de voir ton frère avec elle. Qui sait ce qu'elle pouvait faire, cette Chiyo ? Toi qui n'avais plus confiance en les femmes, tu allais devoir lui faire confiance pour partager la vie de ton frère ?

"Jalousie", disait ta famille pour noyer le poisson.

"Prévention", disais-tu.

La pilule ne passa pas, peut-être n’auras-tu jamais confiance en elle. Cependant, tu faisais des efforts à la demande de Tetsuya : tu te contentais de garder le silence le plus longtemps possible aux repas de famille. Par la suite, tu t'inscrivis dans une petite association de musique ; cela te permettait de jouer paisiblement et d'avoir une excuse pour éviter de voir Chiyo. Même si tu n'aimais pas cette femme, la machine avait décidé qu’elle était compatible avec ton frère, tu n’y pouvais rien, sauf espérer qu'ils aillent dans le droit chemin et faire confiance à ton frère.

Tu eus de la chance de ne pas être affectée par l'épidémie, mais voir ces patients à l'hôpital pendant ton internat de médecine te fit vraiment de la peine, si fort que tu allais au Temple plus souvent, devenant désormais une habitude. Ce fut à ce moment-là que tu adoptas Momo, un adorable chat de gouttière aveugle pour alléger ton impuissance face à cette épidémie. Soosaku ne t'atteignit pas autant que les autres événements. Tu n'avais rien à craindre, seulement à te faire recenser avec ta famille. Tu fus graduée l'année suivante en 2113, avec un doctorat en médecine dans la poche, avant de postuler comme médecin au centre de redressement où tu passas plusieurs entretiens avant d'être admise.

L'année suivante, lors des élections, Sakaï Mamoru fut élu Premier ministre, lui et ses projets de loi. Tu y vis un pas vers l'apaisement du pays, renforçant ton credo. Et si ce "pas" vers l'apaisement te convainquit encore plus du bien-fondé du gouvernement, tu ne compris pas sur le moment pourquoi on te fit passer d’autres tests, ce fut plus lorsque tes supérieurs te firent venir dans leurs bureaux que tu compris. Un sentiment nouveau naquit en toi, presque malsain : la fierté d'être reconnue pour ton travail et d'avoir la confiance de tes supérieurs quant à la nouvelle fonction que tu devais prendre. Tes rendez-vous chez ton psy s'espacèrent lors de cette année-là, tu semblais aller mieux sans pour autant être totalement remise : vous aviez convenu d'un rendez-vous tous les six mois désormais, avec des rendez-vous en urgence si jamais tu en ressentais le besoin.

Ton credo n'était qu'une suite logique à tout cela : chaque acte entraîne des conséquences.