Deep down the Abyss

"T'as pas une gueule de porte bonheur." Cette phrase délicate, pleine d'attention et de gentillesse, je la devais à ma jumelle, Leslie. Il fallait bien lui reconnaître une fine observation, puisque cette gueule, elle la croisait tous les jours dans le miroir.  On se ressemblait tellement que ma salle tronche, elle la portait sur la sienne. Je suppose qu'elle reportait cette frustration sur moi étant donné qu'elle ne pouvait pas le faire sur notre abruti de père : elle ne le connaissait pas et moi non plus à vrai dire. Nous avions juste une photo de lui avec notre mère quelques années avant qu'elle tombe enceinte de nous, moment qu'il avait choisi pour aller chercher du pain et ne plus jamais revenir. Je n'arrivais pas à croire que cette ruse fonctionnait encore de nos jours. Enfin, ça nous avait permis de rester en Angleterre, dans le somptueux manoir familial au Nord du Cumberland. Nous grandîmes au milieu des champs, des bois et des marais, entourés de chiens et chevaux. La belle vie d'aristocrate en somme.

Bon ça avait ses inconvénients, parce qu'en plus d'avoir une tête de petit aristo, j'avais la panoplie complète du gars qui se faisait racketter son goûter. En même temps on avait un majordome qui venait nous chercher en voiture dès la sortie des classes, comment se faire des amis avec ça ? Bon Leslie n'avait pas ce problème parce qu'elle réglait les différents à coups de chassés dans les gencives et d'origamis humains. Je ne comptais plus les fois où elle m'avait sauvé la mise et mon goûter.

Puis je grandis. Je n'étais pas le plus grand, mais j'avais une stature suffisante pour qu'on évite de me chercher des noises. Au même moment apparut la fameuse "sale tronche", ça m'avait bien aidé. J'avais commencé le sport aussi, alors forcément, on m'embêtait moins. Bon je ne savais toujours pas me battre, mais voir qu'on me craignait un peu plus était assez plaisant, je devais bien le reconnaître. Heureusement que je savais me servir d'autre chose que mes poings. Derrière ma vilaine tête se trouvait un cerveau aux capacités acceptables, de quoi apprendre quelques langues et retenir une ou deux bricoles. Si je devais très grossièrement nous catégoriser, Leslie et moi, je dirais qu'elle était l'artiste et la rebelle tandis que j'étais l'intello. J'avais essayé de lui ressembler, de faire le rebelle un peu ténébreux comme elle, une phase sombre où je me croyais trop subversif à écouter du black metal et à me laisser pousser les cheveux alors que j'étais juste ridicule. J'essayais de me démarquer d'une manière qui ne me convenait pas, et ça avait continué lors de mes premières années à l'université.

Nous avions des demi-frères et sœurs puisque notre mère s'était remariée avec un Irlandais. Aussi surprenant que cela pouvait paraître, Leslie et moi n'étions pas déconsidérés parce que nous avions des origines nipponnes. Nous avions le droit à tout ce qu'ils pouvaient nous offrir sans avoir l'impression d'être des bâtards illégitimes. Ma jumelle était sûrement la plus proche de ses origines asiatiques, car elle se renseignait, suivait les actualités du pays à distance. Ca avait commencé à peu près avec le début du mouvement des Incontrôlables. On ne savait pas vraiment ce qu'ils voulaient, car on était trop loin et surtout nous n'avions qu'une vague idée de ce qu'était l'Incontestable. Pour être franc, si Leslie se sentait effectivement mi-japonaise et mi-britannique, de mon côté j'embrassais pleinement le côté britannique sans me soucier de lointaines origines, donc l'Incontestable n'avait aucune importance pour l'adolescent que j'étais. Pourtant, je parlais japonais. Mère nous avait obligé à l'apprendre très tôt car "Ca vous servira un jour, vous verrez." L'avenir lui donna raison.

A cette époque, toutes ces histoires d'Incontrôlables, de Big Bang Kiss et des festival Ansuburu, ça me passait au-dessus de la tête, et j'étais bien content quand ça se termina car je commençais à en voir plein de dos de ce sujet. J'aimais ma jumelle, mais quand elle avait une idée en tête, elle saoulait tout le monde jusqu'à l'écœurement. A ce moment-là nous avions 24 ans et je terminais un double Master en océanographie et paléontologie à Cambridge tandis que Madame jouait les artistes à Camden Town. Evidemment, c’était elle la fierté, celle qui avait le talent, l’audace et le courage. Celui de ne pas aller à l’université pour suivre un chemin tout tracé, de pointer du doigt des sujets tabous et de repousser les limites de son art. La vraie rebelle, la reine de la classe, celle qui fumait des cigares comme un financier de la City et qui buvait son absinthe pure pour trouver l’inspiration. Une telle présence éclipsait forcément les autres. Un arbre de la canopée qui ne laissait que d’infimes gouttes de pluie aux autres plantes en contrebas. J’étais là, moi, le gars pas entreprenant ni courageux, reclus dans les labos et bibliothèques de sa faculté à étudier des sujets dont tout le monde se fichait. J’avais fait l’erreur de faire ce que j’aimais.
“C’est chiant tes trucs, aussi. Pourquoi tu ne viens pas vivre le grand frisson avec moi ? me disait Leslie quand je lui rendais visite dans son appartement londonien. Franchement, tu t’es vu ? Tu passes ton temps à lire des bouquins et à observer des cailloux.”
Était-ce pourtant difficile de comprendre que c’était mon truc ? J’aimais les bestioles préhistoriques, la nature et l’océan. J’avais choisi ces disciplines non pas par contrainte mais bien par réelle passion. Personne ne m’avait forcé à aller à Cambridge et à étudier les océans et les fossiles. Personne ne me forçait à faire de la plongée, de l’escalade ou de la randonnée sur mon temps libre. Mais bon, il fallait croire que ce n’était pas assez subversif pour Madame.

Quelques jours avant le drame Shukumei, nous nous étions une nouvelle fois retrouvés chez elle, je venais de recevoir mes diplômes, et elle préparait une nouvelle exposition pour ses dernières œuvres.
“Bon, maintenant que t’es diplômé, tu vas faire quoi ? Chercher des cailloux sur la plage ? retourner au manoir ?
Elle me charriait, ce qui était devenu une habitude tellement lassante que je daignais même plus réagir à ses paroles.
- Rien de tout ça.
Et à ces mots, je lui ôtai le cigare de la bouche pour le porter à la mienne et respirer cette fumée si particulière et âcre pour la toute première fois.
- Je continue sur ma lancée. J’ai rendu un projet de thèse juste avant de partir. S’il est accepté, je repars pour trois ans et un doctorat.
- Non mais pourquoi tu t’embêtes à aller aussi loin ? C’est bon. Maman sera fière de toi, et tout le reste de la famille aussi.
- Tu ne comprends pas. Contrairement à toi, je ne fais pas ça pour avoir de la reconnaissance, mais je le fais pour moi.”


Une dispute éclata ensuite, et nous ne nous parlâmes plus jusqu’à ce que, paniquée, Leslie m’appelle car elle avait reçu une lettre. Sa lettre. Une nouvelle réalité était venue nous frapper, et de toute évidence ma jumelle était la première sur la liste. Elle devait tout quitter : son appartement, sa galerie d’art, ses amis, sa vie, tout ça pour se rendre à Osaka où une femme l’attendait dans un logement rien que pour elles. Bon cela s’avéra être une fausse alerte car elle reçut quelques jours plus tard une lettre qui annulait ce mariage inattendu. De ce que j’avais pu glaner comme informations, cela s’était produit à cause d’un bug de la fameuse machine qui régissait la vie des Japonais, et par conséquent la nôtre. Les observateurs parlaient d’une conséquence du tsunami qui avait ravagé les côtes japonaises quelques jours auparavant. Horrible certes, mais la lettre de Leslie m’avait bien plus ébranlé.

L’année suivante, j’entendis parler des commémorations pour les victimes du Tsunami, mais encore une fois, mon esprit était ailleurs. Je travaillais énormément pour ma thèse et les innombrables dates butoires m’avaient rendu lentement accro à la cigarette et au cigare, et ce fut le cas pour tout ce qui se passa au Japon : le System Error, l'épidémie et la chasse à l’homme, bien que dans ce dernier cas je fus contraint d'aller me faire repucer alors que j'étais dans la dernière ligne droite de la rédaction de ma thèse. Mon actualité à moi, c’était celle de la science, de la paléontologie et de toutes les autres sciences. J’étais envoyé en Afrique du Sud, en France et dans le désert de Gobi pour travailler sur des traces fossiles pélagiques. J’avais pris goût à ces expéditions car elles me faisaient sortir de ma torpeur habituelle. Au terme de ces longues et périlleuses années de travail, j’obtins enfin ce doctorat après avoir rendu une thèse approuvée par mes pairs.

Je n’aurais jamais dû écouter Leslie. Une fois auréolé de mon doctorat, je recherchais activement un laboratoire ou une université ayant besoin d’un paléo-océanographe. Manque de chance, tout était bouché en Angleterre, France, Allemagne, Italie, et je ne parlais même pas des Etats-Unis. Ma jumelle me suggéra de regarder du côté du Japon et miracle ! Il y avait effectivement un poste qui s’était libéré à Tokyo. J’y envoyai mon CV et après un long moment, je fus sur le départ pour ma nouvelle vie. Et quelle vie de merde ! La ville était hideuse, les expéditions sur site de fouille étaient réduites au maximum et j’étais coincé dans les labos et les locaux de l’université à pondre article sur article en attendant que le professeur responsable de la chair de paléontologie daigne se mettre d’accord avec celui d’océanographie pour effectuer une expédition conjointe. Je n’avais même plus le temps de faire de la plongée ou des sorties randonnée ou escalade en pleine nature, contraint de ronger mon frein à la piscine et sur les murs d’escalade tandis que mes marches s’effectuaient entre mon appartement et l’université.

Mon seul rayon de soleil dans tout ça: la BBC. La chaîne britannique relançait une série de docus-fiction vieille de plus de 110 ans pour en faire une version actualisée et moderne, et pour eux j’étais un candidat de choix: je n’avais pas peur de voyager, j’avais “une gueule” et j’étais un spécialiste sans pour autant être une figure trop populaire qui aurait demandé un cachet bien trop lourd. Et voilà comment je me retrouvai sur les écrans en train de me faire courser par des dinosaures en images de synthèse.

En dehors de ça, je passais le plus clair de mon temps à travailler ou à essayer d’évacuer le stress dans l’alcool, les soirées mondaines et les femmes. Toutefois, j’essayais de lever le pied, car depuis quelques mois, j’avais à la maison quelques bestioles qui rendaient mon enfermement urbain moins pénible: mes deux petites tortues Betty et Charlie, un petit python émeraude femelle nommée Midori, un varan émeraude qui s’appelait Albert mais que je surnommais affectueusement Bébert, et des méduses en aquarium. Leur présence me permettait d’avoir un peu de nature chez moi et donc de me sentir mieux.