Fly me to the moon

« Arrête ! Ça suffit, arrête ! Je t'en supplie ! Arrête ! »

Une odeur d'urine, de moisissures et de tabac froid. Les fissures dans le bois laissaient entendre le sifflement aigu du vent. Malgré tout, il ne parvenait pas à couvrir les hurlements et le bruit des débris de verre.

« Espèce de petite pétas**, t'es même pas foutue de me ramener des clopes !
-Arrête, je t'en prie ! »

Un nouveau hurlement de douleur. Un bruit de course dans l'escalier, et la douleur de morceaux de verre qui s’enfoncent dans la peau lorsque l'on marche dessus. La fumée de la cigarette qui brûle la gorge et irrite les yeux. Et cet homme. Avec sa clope dans une main, une bouteille de bière brisée dans l'autre. Un t-shirt dégueulasse qui puait la transpiration et la crasse. Un reniflement dédaigneux, et un rire gras.

« Espèce de p'tit con. Tu veux protéger cette put* ? Tu crois que c'est une bonne mère peut-être ? Hé, Yuna. Je te laisse le choix. Soit je continue à te cogner et je laisse le môme, soit je le crève et tu peux te tirer dans ta piaule. Qu'est-ce que je fais ?
-J'en ai rien à foutre qu'il crève ! »

Une douleur. Amère. Une trahison, la plus violente qui soit. L'abandon. Puis, la gifle. La sensation du sol, contre lui. Des coups de pied. Dans le dos, le ventre. Dur. Des bruits de course dans l'escalier. Une ombre, une chevelure longue qui disparaît dans les escaliers. Le froid de la solitude. Une perte terrible, qui brise le cœur, et tant d'autres choses pour un enfant de cet âge. Puis, les coups.
Encore.
Encore.
Encore.
Et le noir complet.

Il ignorait combien de temps il était resté là, allongé sur le sol puant et collant du minuscule salon de leur maison. Elle ressemblait plus à une ruine qu'à une maison, et était à peine assez grande pour trois personnes. Il se redressa, vaseux, la tête et le corps plus lourds que du plomb. Il pouvait voir son sang sur le sol, mélangé avec la poussière et les tâches de bières séchées. Lentement et difficilement, il parvint à se mettre debout. Une nausée le prit, et il eut du mal à se retenir de vomir. Tout son corps était douloureux, comme sa tête. Lentement, il marcha dans les débris de verre sur le sol qu'il sentait à peine lui entailler les pieds, et il avança jusqu'à l'escalier. Les marches lui semblèrent si hautes qu'il peina à atteindre le pallier supérieur, et les planches pourries craquèrent sous ses pas. Il atteignit la salle de bain. Le calcaire recouvrait la faïence ancienne, la moisissure s'étendait sur les murs et les joints. L'odeur des canalisations remontait et empestait. Il eut de nouveau la nausée. Chacun de ses muscles le faisait souffrir, et il retira, un à un, comme il put, les vêtements qui le couvraient. Alors, son corps apparut dans le miroir. Des hématomes d'un violet vif tâchaient son corps, s'étendaient sur son dos, ses flancs, son torse, son ventre, ses bras, ses jambes. Une de ses arcades avait saigné, comme sa lèvre inférieure. Il se reconnaissait à peine.

Ses oreilles bourdonnaient, et le sang battait à ses tempes. La douleur était si forte qu'il ne parvenait pas à savoir s'il avait quelque chose de brisé. Toujours aussi lentement, il entra dans la douche. L'eau coula sur sa peau. Il ne sursauta même pas alors que le liquide était glacé. C'était comme ça depuis toujours, il n'y avait jamais eu d'eau chaude dans la maison et il se douchait et se baignait à l'eau froide. Le liquide clair ruissela sur sa peau meurtrie, anesthésiant et engourdissant son corps. Une nouvelle nausée le prit. Il n'y avait pas de savon, et seule l'eau pouvait laver son corps. Il n'avait que sept ans. L'eau se teintait de rouge en parcourant son corps, en lavant l'arcade, mais surtout à cause des entailles plus ou moins profondes de ses pieds. Des morceaux de verre y étaient encore plantés, lancinants. Peut-être qu'il perdit connaissance, à un moment donné. Il ne saurait dire. Mais il perdit la conscience du temps qui s'écoulait. Ensuite, il coupa l'eau, et parvint à se traîner jusqu'à sa chambre.

Cette dernière était minuscule, comme un placard. Le seul mobilier était un matelas pourri posé à même le sol, avec une couverture rapiécée dessus. Ce fut sur ce matelas de fortune qu'il se laissa tomber. Même s'il souffrait terriblement à chaque respiration, il essaya de se tordre assez pour pouvoir nettoyer les débris de verre qui étaient incrustés sous ses pieds. Il serra les dents à chaque fois qu'il en retirait un nouveau, et le posait dans un coin. Ça lui lançait. Lorsqu'il eut retiré tout ce qu'il pouvait, il se laissa retomber sur le matelas pourri, dont les ressorts étaient presque tous morts. Il tira un peu la couverture sur lui. Alors seulement, les larmes se mirent à couler. Silencieuses. Sans même un sanglot. Elles roulèrent sur ses joues de petit garçon. Sa mère l'avait abandonné. Sa mère l'aurait laissé crever. Sa mère n'était même pas venue le récupérer, et n'était pas venue le soigner. Sa mère ne l'aimait pas. Sa mère … Non. Cette femme. Ce n'était plus sa mère. Il n'avait pas de mère. Il n'en avait jamais eu.
~


Un bruit de freinage. Le claquement d'une portière. Des bruits de pas. Encore des cris. Il avait dix ans. Il se faisait cogner presque tous les jours depuis la dernière fois, sauf les fois où l'enfoiré était trop ivre. Malheureusement, vu son jeune âge, il lui était impossible de quitter la maison. Les forces de l'ordre l'auraient forcément ramené chez lui en le voyant traîner la nuit ou faire la manche. Et à ce moment-là, sans doute que l'Autre l'aurait frappé à mort et qu'il serait mort comme un chien. Alors, il restait à la maison, il subissait les coups et la violence. L'Autre ne le frappait qu'à main nue, de sorte qu'aucune cicatrice n'ornait son corps. Son corps était recouvert de marques violettes en revanche. Mais l'Autre n'utilisait que ses poings, ou ses pieds, rien qui puisse être coupant ou tranchant, et il frappait toujours dans le muscle. Il avait eu certaines fractures, qui avaient été soignées à l'hôpital en prétextant des chutes ou autres. Fort heureusement, grâce à son jeune âge, elles s'étaient soignées et les os en sortaient même renforcés. Il se renforçait. Lui … Il ne s'en rendait pas compte, mais il le renforçait. Et un jour viendrait où il lui ferait subir le même traitement. C'était ce qu'il imaginait en tout cas, jusqu'à ce que les cris soient plus forts dans la cage d'escalier, et qu'il entende des pas rapides approcher de sa chambre.

Un groupe d'individus entra dans sa chambre. Ce n'était pas la première fois que des gens venaient à la maison comme ça. Sans doute alertés par les voisins. Mais ils ne venaient que depuis un an, un an et demi à peut-être. Depuis qu'on lui tapait beaucoup plus dessus, que l'Autre était beaucoup plus ivre qu'avant et beuglait régulièrement. Il se souvenait qu'ils venaient plus régulièrement même, cette dernière année. La femme qui prétendait être une mère sortait toujours un grand tapis qu'elle mettait au sol pour cacher les traces sur le sol quand ils arrivaient. Elle disait toujours qu'elle n'avait pas pu faire le ménage. Et elle lui demandait à lui de mettre des vêtements amples pour cacher les marques sur son corps. Quant à l'Autre, il était soit ivre, soit il les accueillait comme de vieux potes. Ils n'étaient pas dupes, pourtant. Il se rappelait qu'une femme avait essayé de discuter plusieurs fois avec lui. Mais il ne lui avait jamais fait confiance, et il ne lui avait jamais adressé la parole pendant qu'elle tentait de lui parler. Hors de question de parler à une femme, encore plus une étrangère.

Des hommes et des femmes entrèrent dans sa chambre, donc. Ce fut une femme, encore, la même que d'habitude, qui s'approcha de lui, et il se mit aussitôt sur la défensive. Un réflexe découlant de ces dernières années. Il n'y avait nul part ou s'asseoir dans la pièce, alors elle resta debout. Et elle parla de nouveau. Longtemps. Elle lui expliqua que cette fois, étant donné que ses parents n'avaient pas suivi ses recommandations et que la situation, même au niveau de l'hygiène de l'appartement, n'allait pas en s'arrangeant, alors on allait l'emmener ailleurs. Elle lui raconta qu'il allait s'en aller, et qu'ils allaient lui trouver une nouvelle famille. Si bien qu'il finit par suivre cette femme, jusqu'à sa voiture, dans la rue. Il monta à l'intérieur sans se retourner, sans rien emporter, et sans que personne ne tente de l'en empêcher d'une manière ou d'une autre. Ni sa génitrice, ni son géniteur.

Le bois. Le renfermé. La javel. De nouvelles odeurs. Un nouveau lieu. Une nouvelle prison. Elle l'avait bien eu, cette femme. Elle lui avait promis qu'elle prendrait soin de lui, qu'il n'aurait plus à souffrir ni recevoir de coups. Elle lui avait promis qu'il aurait une nouvelle vie, avec des parents aimants, de nouveaux parents qui l'auraient recueilli pour lui offrir de l'amour qu'ils avaient en trop. Mais elle avait menti. Après qu'il soit monté dans la voiture, on l'avait conduit dans cet endroit, immense, et froid. Celle qui l'avait emmené lui avait dit qu'il serait bien ici. Puis, elle était partie. Il ne l'avait jamais revu. Douleur. La pique vive d'un nouvel abandon. Plus sournois encore. L'abandon, et la trahison. On le conduisit dans une chambre, où se trouvait plusieurs lits, parfaitement alignés, aux draps propres parfaitement mis au carré. Puis, on lui fit traverser plusieurs couloirs, en lui montrant les différentes pièces, les différents endroits, et en lui énonçant trop de règles.

Il ne retenait pas. Il ne comprenait pas. Où étaient les nouveaux parents dont on lui avait parlé ? Il ne comprenait pas. On lui fit voir un médecin, qui diagnostiqua qu'il était en malnutrition et que son corps présentait de nombreuses marques de coups, et des fractures heureusement bien guéries. Les coups, il les avait reçu la veille. Ils se voyaient nettement sur sa peau. Peut-être était-ce pour ça qu'on ne l'emmenait pas rencontrer les nouveaux parents qui devaient l'attendre.
Oh, il comprit bien vite. Ces parents-là, ils n'avaient jamais existé. On lui avait menti. Trahison. Mensonge. Il partageait une chambre avec d'autres enfants qui étaient là depuis plus longtemps que lui. Eux aussi pensaient trouver des parents ici, mais il n'y avait personne pour leur offrir de l'amour. On les nourrissait et les logeait, et ils faisaient les corvées en retour.

C'était un orphelinat. Les enfants l'avaient prévenu que l'orphelinat, c'était une transition. Qu'on l'enverrait dans une famille, avec des gens qui avaient besoin de lui pour avoir de l'argent. Et que, s'il voulait s'échapper, il n'avait qu'à enchaîner les bêtises. Elijah comprit assez vite le fonctionnement de l'orphelinat. Il faisait ce qu'on lui demandait, pour avoir de quoi se nourrir convenablement et pour pouvoir profiter encore de ce lit confortable qu'il n'avait jamais eu auparavant. Le confort qu'on lui offrait pour le moment lui suffisait, alors il suivait les règles. Et puis, il découvrit l'école. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il avait soif d'apprendre et de découvrir de nouvelles choses. Quand il était encore petit, il avait eu des cours à l'école, mais son père avait refusé qu'il continue à s'y rendre pendant la dernière année où il lui cognait dessus. Les deux années précédentes, il cachait les marques, loupaient quelques cours mais rien de suffisamment alarmant pour que l'école s'en aperçoive. Quant au cours de sport, il avait reçu une dispense de la part d'un médecin, un ami de l'Autre ou quelque chose comme ça. L'Autre avait dit au médecin qu'Elijah avait du mal à manger, raison pour laquelle il était maigre, et le médecin en avait conclu qu'il ne pouvait pas pratiquer une activité sportive. Concernant la dernière année, ses géniteurs avaient assurés qu'ils pouvaient lui faire cours à la maison. Sa soi-disant mère avait, aussi étonnant que cela puisse être selon lui, un diplôme ou un papier qui lui permettait d'enseigner. De temps en temps, une fois par mois peut-être, des gens passaient pour voir les cours qu'elle proposait à son fils et le travail qu'il faisait. Au début, elle se servait de cours d'amies à elle qui enseignait aussi, qu'elle donnait aux inspecteurs ou inspectrices. Au fil des mois, les choses allaient de moins en moins bien, les cours étaient "perdus" ou seulement fait "oralement". Bref, ça avait fini par donner la situation que l'on connaît, à savoir son placement en orphelinat. Alors il savait lire correctement, écrire au moins un peu. Mais à son âge, il avait beaucoup de lacunes et il lui fallait rattraper tout son retard.

Il combla rapidement ses manques. Il apprenait vite, il comprenait et retenait facilement les choses et s'intéressait à tout. Et il semblait qu'il soit un peu plus intelligent que la moyenne. Elijah était un enfant calme, qui ne faisait pas de vague et qui s'acclimatait doucement à la vie à l'orphelinat. La seule chose qui ne changeait pas en revanche était qu'il ne faisait confiance à personne, comme s'il avait une carapace épaisse autour de lui.
Son séjour à l'orphelinat dura environ deux ans, avant qu'il ne soit envoyé dans une famille d'accueil. Douze ans, un bon âge. Les gens de l'orphelinat s'imaginaient qu'il ne pourrait rien se passer de mal. Après tout, le gosse était sage, obéissant et ne rechignait pas à effectuer les tâches ménagères. Qu'est-ce qui pourrait mal tourner ?

Une odeur âcre. La fragrance de la sueur. La douleur. Compagne familière. Plus douce que d'ordinaire. Et cette fois, elle n'était pas là seulement pour lui.
Il revint à l'orphelinat moins de deux semaines après l'avoir quitté. Le problème en famille d'accueil, c'est qu'il y avait d'autres enfants. Ils pouvaient être turbulents, et tenaient à ce qui leur appartenait, aux maigres possessions qui étaient les leurs. Le problème, c'est qu'ils avaient réservé un accueil particulier au nouvel enfant de la maison, pour lui faire comprendre que les anciens dictaient les règles. Alors, ils avaient pris le garçonnet à parti en sortant faire une course, et ils l'avaient cogné, à deux. Et là … L'odeur du sang. Une douleur lancinante. C'était sa main qui saignait. C'était elle qui lui faisait le plus mal. Mais par rapport aux coups infligés par l'Autre, ce n'était rien. En revanche, pour les autres gamins, ce fut une autre histoire. Ils furent transportés à l'hôpital pour leurs blessures, dont des côtes cassées pour l'un d'entre eux.

Personne ne voulut le croire lorsqu'il expliqua que c'était les autres qui s'en étaient pris à lui. On le renvoya fissa à l'orphelinat, et on lui passa un savon. On lui trouva une autre famille d'accueil quelques mois plus tard, mais il s'en prit au père cette fois. L'homme lui avait mis une gifle pour le corriger, pas une grosse torgnole mais juste une gifle d'agacement, et le gosse lui avait sauté dessus, l'avait mordu, griffé. Comme s'il était possédé. Retour à l'orphelinat. Treize ans. S'il se tenait bien dans l'enceinte de l'orphelinat, il ne supportait pas les familles d'accueil. Dès qu'on levait la main, il revoyait l'Autre. Il sentait de nouveau l'urine, le tabac froid et la moisissure. Alors il se défendait, il luttait contre les poings, contre les coups, contre cette odeur détestable. La rage le prenait au ventre, et il se battait contre l'Autre, contre ce fantôme, ce démon. Et les femmes … Elles regardaient leurs maris lever la main. Elles les regardaient et elles ne faisaient rien, et elles les défendaient. Ça lui donnait la nausée. Les femmes. Elles étaient toutes comme Elle. Des menteuses. Des manipulatrices. C'était comme ça qu'il voyait les choses.

Au vu de sa tendance à la violence, il fût difficile de lui trouver une famille d'accueil. Après ses deux échecs, on lui fit rencontrer un homme, un petit vieux un peu bedonnant, qu'on lui présenta comme un psychologue. Cet homme lui posait souvent des questions, essayait d'ouvrir le dialogue, de revenir sur ce qui s'était passé. Elijah ne lui parlait pas beaucoup. Il reconnaissait seulement que ce qu'il avait fait était mal, il en avait conscience, mais aussi qu'il s'était défendu. Que ce n'était pas gratuit. Pour être honnête, le psychologue ne parvint pas vraiment à le faire beaucoup parler, mais il le voyait régulièrement, tout de même. Pour le praticien, Elijah avait conscience du bien et du mal, il ne se montrait pas violent pour être violent, mais à cause de traumatismes. Alors, il resta à l'orphelinat, alors âgé de quatorze ans, où tout se passait relativement bien. Du moins, jusqu'à ce qu'une nouvelle femme soit engagée en tant qu'employée. C'était une femme austère, sévère, qui ne laissait rien passer. Peu de temps après son arrivée, elle prit Elijah en grippe, sans qu'il ne sache pourquoi. Elle le suivait constamment, était derrière lui à chaque fois qu'il s'attelait à une tâche de l'orphelinat, lorsqu'il lisait ou qu'il allait dans la cour. Personne ne l'embêtait jamais, donc il n'avait aucun problème avec ses petits camarades. Il s'était fait quelques amis, et quand il n'était pas avec eux, il restait isolé et lisait des livres sur des sujets auxquels ne s'intéressent normalement pas encore les enfants de son âge. En outre, il n'y avait aucune raison pour que cette femme le colle autant.

Cette femme était méchante. Tous les enfants la craignaient, et même ses collègues semblaient avoir peur d'elle. Une créature malfaisante, imprégnée de noirceur, et qui n'avait pas de cœur. Un jour, alors qu'Elijah était en train de lire un livre de science, elle lui avait arraché l'ouvrage, un sourire satisfait aux lèvres. Comme une vipère qui déverse son venin, elle l'avait accusé d'avoir volé cet ouvrage dans la bibliothèque. Observant le livre qu'elle tenait par une des pages, comme un chasseur tiendrait une proie qu'il va égorger, il annonça calmement qu'il n'avait pas volé ce livre mais l'avait emprunté, et que le responsable le lui confirmerait si elle le lui demandait. Elle avait semblé surprise, décontenancée même. Et il en avait profité pour partir, lui laissant le livre comme un trophée, pour aller jouer avec ses petits camarades.

Après cet incident, l'enfant se mit à lire uniquement au sein de la bibliothèque. Quelques semaines plus tard, elle le confronta dans un couloir, alors qui rentrait du jardin avec un des ballons pour jouer au basket. Il faisait beaucoup de sport, et prenait du muscle au fil des années. Là, elle l'accusa de ne pas avoir rapporté le ballon après avoir joué, comme cela était stipulé dans le règlement, et qu'il allait être puni pour cela. Elle approchait dangereusement lorsque deux camarades étaient arrivés en courant, pour lui dire que finalement le ballon n'était plus à ramener dans le bureau et qu'une dame leur avait ouvert le local prévu. Le petit groupe avait fait demi-tour, sans voir la fureur de la vipère qui les regardait s'éloigner après avoir encore raté sa proie.

Ce fut un jour de pluie qu'elle le coinça. Elle ne prit même pas la peine de trouver une excuse cette fois-ci, mais elle lui ordonna de la suivre jusqu'à son bureau. Sa voix était rauque et grave. Elle lui ordonna de tendre les mains, paumes vers le ciel, lui interdisant de bouger. Il ne comprit pas très bien ce qu'elle lui voulait. Du coin de l’œil, il la vit farfouiller dans son bureau, et en sortir une baguette rigide, en bois. Il eut un pressentiment étrange, qui lui donna de nouveau la nausée, et il eut envie de reculer, de sortir du bureau aussi vite que possible. Mais, avant qu'il n'ait eu le temps de bouger, et de comprendre, la baguette s'abattit sur ses doigts avec violence. Il cria, et ramena aussitôt ses mains contre lui. Douleur. Lancinante. Battante. Violente. Elle lançait dans ses mains et même ses avant-bras. Il en avait les larmes aux yeux tellement la douleur était forte.

Elle n'en avait pas fini cependant. Elle lui ordonna de tendre les mains à nouveau, qu'il devait être puni. C'était une femme. Il ne pouvait pas frapper une femme, il n'était pas l'Autre. Il n'était pas l'Autre. Nouvelle douleur. Celle-ci résonna de ses doigts jusqu'à sa tête, et il cria de nouveau. La baguette s'éleva de nouveau dans l'air, prête à s'abattre, alors que la vieille le regardait avec un sourire carnassier, le regard lubrique et enchanté. La porte s'ouvrit d'un coup, interrompant le bourreau qui s'immobilisa, et pâlit. Il avait mal. Si mal.
Il se souvient seulement qu'on le fit sortir, et qu'on le conduisit voir le médecin. Deux de ses camarades étaient là aussi, et l'accompagnaient, leurs petits visages inquiets rivés sur lui. Ensuite, on l'avait autorisé à rester dans sa chambre pour la journée. Ils l'avaient sauvé. C'était ses amis qui étaient allés chercher un responsable pour leur dire que la vieille l'avait emmené.
Le lendemain, elle était partie.

Il resta longtemps à l'orphelinat. Jusqu'à ses seize ans. Grâce à ses amis, il avait noué des liens fraternels. Ils se faisaient confiance les uns les autres et savaient qu'ils pouvaient s'entraider. Elijah s'était ouvert, et son attitude avait changé. Il ne faisait toujours pas de vague, au sens où il ne provoquait pas de bagarre et faisait les tâches qu'on lui demandait de faire. Néanmoins, il avait développé une attitude provocatrice, avec du répondant, du mordant même. Envers les femmes, il était ouvertement méprisant, hostile, et tenait à en rester éloigné le plus possible. Avec les hommes, il faisait savoir que c'était lui le chef, répondait quand on le cherchait, et avait ce regard d'un azur menaçant dès lors qu'on commençait à le menacer. Ce bleu de glace figeait aussitôt, implacable, et mettait presque toujours aussitôt un terme aux tentatives de ses adversaires. Bref, Elijah était fier, il était impétueux et insolent.

Cependant, il prenait soin des gamins de l'orphelinat. Il gérait la discipline comme ça. Les nouveaux ne se faisaient jamais embêter par les anciens, filles ou garçons. Il s'assurait qu'ils aient les jouets qu'ils désiraient, qu'ils jouent sans problème sur le terrain de sport et que les adultes ne les violentent pas. Il veillait sur eux, comme un grand frère. Et puis, il faisait partie des plus vieux de l'orphelinat. La plupart des amis qu'il avait lui rendait souvent visite, ou l'appelait régulièrement, mais ils étaient en famille d'accueil ou avaient trouvé un foyer dans lequel s'épanouir. Alors qu'il était désormais âgé de seize ans et qu'il lui restait quatre années à vivre ici avant de se retrouver dehors, à la rue, sans toit, sans argent, et sans nourriture, l'orphelinat décida de le placer à nouveau en famille d'accueil. Ils avaient besoin de place pour accueillir de nouveaux gosses, et Elijah était désormais assez grand pour être replacé quelque part. Ils furent d'autant plus appliqués à lui trouver une famille qui lui conviendrait encore plus que les précédentes. C'était une femme, veuve, d'une cinquantaine d'année. Elle vivait seule dans une maison spacieuse et travaillait en tant qu'architecte, ce qui lui assurait de bons revenus. Malheureusement, elle ne pouvait pas avoir d'enfant et son époux était décédé deux ans plus tôt.

Se retrouvant seule dans sa demeure, elle avait décidé de se proposer comme famille d'accueil pour les enfants qu'il était difficile de placer ailleurs. L'année dernière, on lui avait confié un garçon qui allait bientôt avoir la majorité et qui n'était resté que quelques mois avant de partir vivre sa vie. Cette fois, on lui proposa Elijah. Bien entendu, on lui expliqua le passif du jeune homme, et surtout ses problèmes de violence et de réaction face à la violence. La femme avait accepté ce profil quelque peu atypique, et on avait annoncé au jeune homme qu'il quittait l'orphelinat. Il n'avait pas bronché, avait rassemblé ses affaires, dit au revoir à ses amis et aux petits, puis il était monté dans la voiture de cette inconnue en direction d'un ailleurs nouveau.

Quand ils étaient arrivés devant la grande maison, il avait d'abord été quelque peu surpris qu'un petit bout de femme comme elle ait une habitation de ce genre, mais il n'allait pas s'en plaindre. Elle lui avait fait visiter, lui avait montré sa chambre, puis elle lui avait demandé de la suivre jusqu'à la cuisine.

« Je m'appelle Kora. Tu es libre de circuler à loisir dans la maison, à l'exception de ma chambre et de mon atelier. Tu peux te servir de la cuisine. Mais il y a des règles à respecter dans cette maison. D'abord, comme tu es mineur, tu dois rentrer avant vingt-et-une heure chaque soir. Je travaille souvent dans l'atelier, donc ne sois pas trop bruyant. Pas d'alcool ni de drogue à ton âge. Quand tu seras majeur, tu pourras décider de quitter les lieux ou de rester. On en reparlera. Tu es inscrit dans un établissement scolaire pour terminer ta scolarité « classique », donc j'attends de toi que tu aies de bons résultats. Et pas de bagarre. Ou si tu le fais, sois malin, te fais pas chopper ».

Cette femme, elle était quand même spéciale.

Ce fut une belle cohabitation. Au fil du temps, au fil des années, Elijah noua une véritable relation avec cette femme. Elle n'était pas sa mère, ni une mère de substitution, mais ils s'entendaient bien tous les deux. Il suivait les règles. Elle l'autorisait à sortir avec des amis, elle ne jugeait jamais ses fréquentations. Une à deux fois par semaine, ils regardaient un film ensemble sur le canapé du salon, en mangeant des trucs qu'ils commandaient. Finalement, après deux années chez cette femme, Elijah lui fit une demande qui la bouleversa plus qu'elle ne l'aurait cru. Puisqu'il ne désirait pas garder le nom de famille de l'Autre, il lui demanda de l'adopter officiellement afin qu'il porte son nom. Elle pleura, en essayant de le cacher, et accepta cette requête. Lorsqu'il eut dix-huit ans, il devient officiellement son fils adoptif.

Le mouvement des Incontrôlables vit le jour l'année de ses dix-neuf ans. Pour être honnête, il n'avait pas vraiment d'avis sur l'Incontestable, et avait parfaitement conscience que le système ne pouvait pas être remis en cause ouvertement. Le gouvernement ne l'aurait pas permis, et au vu des moyens que les individus qui le composaient possédaient, il était vain de tenter une quelconque rébellion. Il se contenta donc de suivre l'actualité, mais certainement pas de prendre parti.
Il n'était pas non plus présent au Big Bang Kiss. Kora et lui avaient passé la journée à faire le ménage presque intégral de la maison, et à refaire sa chambre pour qu'elle lui corresponde davantage. Il n'était plus le même qu'à ses seize ans, et il était temps qu'il ait une décoration un peu plus adulte qu'adolescente, même s'il lui restait encore deux ans pour être majeur. Le soir, ils se trouvaient donc affalés dans le canapé, lessivés. Ce ne fut que le lendemain qu'ils apprirent ce qui s'était passé, les explosions, les débordements … Kora lui demanda d'être prudent. Et lui, il avait appelé des amis qui avaient participé à ça pour savoir s'ils allaient bien. Certains n'avaient pas répondu, mis en détention. Honnêtement, ils l'avaient cherché. Il fallait qu'ils assument les conséquences maintenant.

L'année suivante fut plutôt chargée. Elijah trouva un travail en tant que chippendale dans un bar avec un cabaret, puisqu'il avait désormais 21 ans. Le salaire était confortable. De fait, il était trop occupé et trop crevé pour participer à Ansuburu, mais il connaissait des gens qui se firent arrêter, encore. Tous les événements du genre se terminaient mal, et il ne voulait pas y être mêlé d'une quelconque manière, alors il était plutôt content de ne pas avoir participé. Quelques mois plus tard, on annonça la fin des Incontrôlables.
Puis, il y eut Shukumei. L'eau arriva et monta à une vitesse fulgurante. Il était chez un ami à ce moment-là. Ils avaient senti la maison trembler alors que l'eau envahissait la rue comme un torrent, charriant tout ce qu'elle avait emporté. Des voitures, des arbres, de la boue. La porte au rez-de-chaussée avait cédé devant la force de l'eau. Depuis le dernier étage, ils observaient ce cataclysme sans comprendre, hagards. Il avait essayé de joindre sa mère adoptive, mais le réseau était hors service et même le portable ne fonctionnait pas.
Ce furent les secours qui vinrent les chercher, son ami et lui. Ils les emmenèrent dans un centre d'accueil. Après quelques jours, ils purent sortir et constater l'ampleur des dégâts. La catastrophe avait engendré de lourds dégâts matériels, et un bilan humain terrible. Dès qu'il le put, Elijah se précipita chez lui. La maison était plutôt proche de la mer, dans la deuxième zone la plus touchée par la catastrophe. Il retrouva la demeure saccagée, la trace de l'eau atteignant facilement les trois quarts de la façade. À l'intérieur, il n'y avait plus rien. Même pas celle qui l'avait recueilli. Il essaya de l'appeler pendant des jours, avant qu'on ne lui apprenne que son corps avait été retrouvé, emporté par le courant et enseveli sous les décombres.

Il avait perdu la seule femme qu'il ait jamais aimée, et qui l'avait aimé en retour. Le bug qui suivit Shukumei ne l'impacta pas, puisque ses parents n'existaient plus à ses yeux et que la seule personne qui comptait dans sa vie était morte. Le reste, tout le reste, il s'en fichait. Il passa son temps à nettoyer la maison. Il dormait là, au milieu du capharnaüm engendré par la catastrophe, et il nettoyait chaque jour, pour essayer de restaurer ce havre de paix.
La maison fut sur pied après plusieurs mois de travail intense. Les murs et la toiture avaient bien tenus et n'avaient pas subi de gros dégâts, il s'agissait surtout du mobilier qu'il fallait racheter, et d'un gros nettoyage pour désencombrer toute la maison. Son adoptante lui avait tout laissé dans son testament, de sorte qu'il héritait de ses biens et de l'argent qu'elle possédait. Il donna quasiment l'intégralité de la somme à des œuvres caritatives, et garda une autre partie qu'il plaça. Hors de question de vivre avec l'argent de cette femme, mais il voulait qu'il serve à quelque chose.
L'année suivante, il alla à la commémoration de Shukumei.

Si 2110 fut assez calme, avec la reprise du travail et les réparations de la ville pour retrouver un semblant de normalité, 2111 en revanche fut à nouveau le théâtre d'une catastrophe. Une épidémie frappa de nombreuses personnes. Aucune information ne fut donnée au départ, si bien que personne ne comprit ce qu'il se passait et comment on pouvait attraper cette merde. Elijah n'avait pas d'attache malgré son cercle social étendu grâce à son travail. Mais il n'avait pas vraiment d'ami proche. De fait, il ne perdit personne à qui il était attaché durant cette épidémie. Lui-même ne fut pas affecté, mais il détesta vivre avec ce sentiment de peur constant de la maladie. De la même manière, n'étant pas marié, vivant seul, le System Error ne lui changea pas ses habitudes. Enfin, si, quand même. Il avait beaucoup plus de clientes et de clients qui voulaient des « extras », en sachant qu'ils ne recevraient aucune sanction... Le dévergondage voyez-vous.
Quant à Soosaku, il vit simplement quelques personnes qui venaient souvent au cabaret disparaître, en cavale probablement, mais il ne fit rien de son côté. Il avait conscience que, quoi qu'il fasse, on le rattraperait sûrement et que l'addition serait trop salée. Donc il ne fit rien, si ce n'est aller se recenser et faire changer sa puce comme demandé, même si la sienne fonctionnait toujours.

Il apprit au début de l'année suivante que tous ceux qui avaient tenté de fuir s'étaient fait attraper, ce qui le conforta dans le fait que le Système gagnait toujours et qu'il avait bien fait de ne rien tenter. Et puis, il était résigné.
Depuis 2112, il ne s'est rien passé d'extraordinaire dans sa vie. Il continue de bosser, il vit dans la maison qu'il a partagée avec son adoptante jusqu'à la mort de cette dernière. Une vie qui semble avoir retrouvée son calme et qui lui convient.