Appelez-moi Liou !

Je suis arrivée avec le soleil par une belle matinée de printemps à la surprise générale. Ma mère, naturalisée japonaise depuis moins d’un an suite à la fin de son visa de travail, n’était de passage en France que pour venir récupérer ses dernières affaires et mettre fin à tout ce qui la retenait encore ici. ‘Affaires’ dont elle a aussitôt décidé que je faisais partie.

Née à huit mois d’un déni total de grossesse de sa part, elle n’a jamais eu ni l’envie ni la volonté d’avoir un enfant. Aussi, elle m’a laissé à ses parents avec comme seul cadeau de sa part cette puce qu’un médecin japonais est venu m’implanter dès mon 3e jour de vie.  Présent empoissonné qui conditionnera toute mon enfance sans même que je ne le sache.

A 50 ans passés, Marité et Joany Libellon sont donc re devenus ‘parents’. S’ils ont détesté leur fille d’abandonner ainsi le fruit de ses entrailles sans leur dire plus que le minimum nécessaire sur l’Incontestable, ils furent malgré tout ravi de m’accueillir. Et s’ils n‘étaient pas tout jeunes, ils avaient l’expérience qui fait parfois défaut à nombre de jeunes parents. Aussi, je n’ai jamais manqué de rien, surtout pas d’amour ni d’affection.

Je n’ai jamais eu le moindre contact avec ma mère. Petite, je savais seulement qu’elle travaillait à l’autre bout du monde sans possibilité de prendre soin de moi. Dans un sens, ils lui ont donné un joli rôle que j’ai accepté sans parvenir à y croire. Surement car au fond de moi, j’ai toujours su la vérité. Même à ma naissance, elle avait refusé ne serait-ce que de me prendre dans ses bras.

Petite fille sage et sociable, j’ai eu une enfance heureuse et douce. J’ai grandi en Bretagne, dans un environnement calme et agréable, perdue entre mer et forêt. Une maison chaleureuse avec un jardin ou Marité dressait ses deux chiens pour des concours d’agility quand Joany était au travail. Depuis quelques années, il souffrait de problèmes de vue mais cela ne l’empêchait nullement de profiter de la vie avec nous.

De tout temps, la culture japonaise a été intégrée à ma vie, par petites touches discrètes et invitations silencieuses. Nourriture d’abord, puis œuvres cinématographiques et littéraires et même la langue à l’adolescence. Si j’étais une élève très correcte, je n’avais pas vraiment d’idée d’avenir alors, à leur façon, ils m’aiguillaient gentiment. Aujourd’hui, je leur en suis extrêmement reconnaissante. Cependant, l’âge ingrat est passé par là avant.

A l’adolescence, l’absence de mes véritables parents m’a pesé et le manque de réponses m’a rendu distante. Je sortais beaucoup et voyais peu ma famille. Je faisais exprès de les éviter, évitant ainsi les confrontations et les mots dépassant mes pensées. C’est à cette époque que je me suis réellement mise à l’écart du monde. Enfin, psychologiquement parlant. Je faisais semblant, tout allait toujours bien qu’importe ce qu’on me demandait et j’ai tant voulu y croire que finalement, les choses ont fini par se tasser et revenir à la normale.

Le lycée terminé et mon bac en poche, j’ai quitté le système scolaire pour entrer dans une école de formation d’éducateur canin. Là, avec les animaux, je me sentais réellement à ma place et puis ainsi, je pourrais aider Joany. Devenu très malvoyant, il venait de recevoir un chien guide d’aveugle et ayant participé à ses derniers cours de prises de contact avec son labrador, j’avais eu le coup de foudre pour cette voie, que lui et sa femme m’ont vivement conseillé de suivre.

Je me suis réellement épanouie dans cette formation, commençant même à mettre de côté mes vieilles rancœurs d’enfant pour ouvrir un peu mon cœur. Un de mes formateurs encore stagiaire avait su toucher une corde sensible qui m’a doucement fait vibrer l’âme et me redonnait un sourire plus sincère. Comme une envie de me rapprocher réellement de quelqu’un qui fut purement et simplement balayé par un véritable Tsunami. Au sens propre du terme.

Shukumei a frappé le Japon et j’en ai ressenti les effets jusque dans ma petite bourgade de Gaule. Le 15 octobre 2109, Joany me présente une lettre rose avec un sourire complice, persuadé qu’un de mes admirateurs se déclare. Au lieu de cela, je me découvre femme mariée à une autre demoiselle au pays du soleil levant. Un choc qui me laissera totalement muette durant 24h, avant que mes parents de toujours ne viennent m’en dire plus sur … moi.

Alors que je croyais me connaitre, j’ai la sensation de découvrir une personne inconnue. Et je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort, je dois quitter mon monde pour rejoindre celui que ma naissance m’impose. Heureusement, la veille de mon départ, une nouvelle missive me parvient, annulant la précédente. Me laissant finalement autant perdue que si j’étais partie. Peut-être parce que d’une certaine façon, mon esprit lui avait déjà accepté ce départ.

Si la vie a repris son cours naturellement, je n’ai plus réellement été la même. Je savais la vérité et en me renseignant davantage sur ma nationalité japonaise, j’ai découvert tout ce que cette puce enfouie sous ma peau signifiait. J’ai eu peur, tellement. Mais personne n’en a rien su. Je me suis doucement éloignée de celui qui avait réussi à accrocher mon cœur, me focalisant sur ma formation et gardant éternellement un ravissant sourire gravé sur le visage.

Si Marité se doutait bien de mon mal-être, seul Joany parvenait un peu à me faire parler. Sa vue défaillante avait davantage développé son empathie selon lui là où je soupçonne son cher compagnon canin de se montrer trop collant à mon égard. Enfin, aucun d’entre eux ne se révélait envahissant à mon égard alors, je les tolérais. Après tout, ils sont ma famille et en tant que tel, ils me sont précieux. Voilà la conclusion qui a émergé de ce voyage intérieur que ce tsunami avait provoqué en moi.

Lentement, l’idée de partir vivre au Japon commençait à s’imposer à moi-même si je rechignais à la mettre en œuvre. Marité et Joany vieillissaient et après tout ce qu’ils avaient fait pour moi, je ne pouvais me résoudre à les abandonner. Et puis, je souhaitais terminer ma formation pour ne surtout pas me retrouver trop dépourvu en arrivant là-bas. Marité a très tôt compris le fond de ma pensée en réalisant que j’étudiais la langue nippone sur tous mes temps libres. Cependant, elle attendit que je sois prête à leur formuler ma volonté avant de me l’avouer.

Profondément secouée, je n’ai pas manqué lors de mes recherches personnelles de m’intéresser à ce mouvement aujourd’hui éteint et baptisé Les Incontrôlables. Moi qui me réalisais soudainement contrainte de me plier aux lois d’un ordinateur de l’autre bout de monde, je ne pouvais que vouloir embrasser cette cause que je savais perdue d’avance puisque terminée. Pourtant, très vite, je me suis aussi faite une raison.

Certes je trouve la solution de la puce un peu extrême, mais il semblerait aussi qu’elle ait porté ses fruits, à sa façon. Au fond, il ne s’agit guère plus que d’une nouvelle forme de mariage arrangé, ce qui existe partout et depuis toujours. Alors, même si l’idée de me dire que ce sera une machine qui décidera de mon époux à ma place me gêne, je crois bien également être capable de m’y faire. Leurs calculs semblent avoir fait leurs preuves et puis, je ne peux pas me vanter d’en savoir beaucoup sur l’amour.

Suivant davantage les informations nippones depuis la découverte de ma nationalité japonaise, j’ai été plutôt surprise d’entendre parler de ce qui fut appelé le System Error. Une extinction volontaire de leur moniteur durant deux mois, une sorte de test pour vérifier l’impact de l’Incontestable. Qui m’a aussi donné un espoir un peu fou. Même si les résultats ne sont pas suffisants pour se passer de leur machine, la vie a été possible sans. Alors, rien n’empêcherait que cela se reproduise. Et pourquoi pas définitivement ?

J’ai fini par demander à Marité et Joany leurs propres avis au sujet de cet Incontestable. Et comme j’aurais aimé pouvoir aussi demander celui de ma mère. Elle qui a tout abandonné pour ce pays pourrait surement m’éclairer à ce sujet. Cependant, ils n’ont plus aucun contact avec elle depuis ma naissance et malgré mes tentatives de recherches, je n’ai abouti à rien. Aussi, mon avis définitif se forgera bel et bien seul à ce propos et pourrait surement se traduire ainsi : il vaut mieux croire que douter alors, je choisis de faire confiance à l’Incontestable. Mais pour y parvenir réellement, j’ai besoin d’aller vivre au Japon pour de bon.  

Encore une fois, le destin me força la main. Le Japon fut frappé par une étrange épidémie qui emporta ma mère à la fin juillet 2111. Ce fut l’insistance de Joany et Marité à se rendre là-bas pour lui dire adieu qui me décida à les suivre. Et si j’ai beaucoup appréhendé ce voyage, au final, je l’ai plutôt apprécié. Au moins, j’étais auprès des miens dans ces instants difficiles pour eux. Car moi, je n’ai même pas ressenti le besoin de dire au revoir à cette totale inconnue.

Cependant, ce voyage m'a permis d’ouvrir les yeux et de comprendre que malgré tout ce que je ferais, je resterais japonaise et que donc, ma vie serait toujours régie par cet incontestable. Alors, ma place ne pouvait être qu’ici. Aussi, une fois de retour en France et mon diplôme validé, je leur ai annoncé ma décision. Qu’ils ont saluée et validée, simplement déçus que cette dernière soit forcée par des données ne dépendant pas de moi.

Je me suis donc rendue pour la première fois au Japon en octobre 2111. Car oui, mon passage précédent n’a aucune valeur pour moi. Là, j’ai pris le temps de découvrir un minimum ce nouveau pays qui en fait est déjà le mien. Je me suis même renseignée sur les écoles de formation d’éducateur canin pour pouvoir me spécialiser dans le dressage de chiens d’assistance. Et si j’avais quand même des bases de japonais, j’ai bien réalisé le fossé existant entre l’apprentissage théorique et pratique. Heureusement que j’avais étudié sérieusement.

De retour en France à la fin du mois, j’ai tout de suite préparé mon départ en vue de venir m’installer sur les terres de ma conception. Et si j’avais prévu mon départ pour le début de l’année 2112, j’ai dû le précipiter suite à un nouveau courrier reçu le 10 décembre. Si je n’ai pas bien tout saisi, j’ai compris que des personnes vivantes étaient déclarées mortes en raison d’une défaillance de leur puce et que c’était peut-être mon cas. Et si Joany et Marité m’ont un instant encouragée à devenir hors-la-loi pour rester ici et me libérer de cette pression que je ne méritais pas, ils m’ont encore plus soutenue dans mon départ.

Arrivée sur le sol japonais, je me suis donc aussitôt faite recenser. J’ai dû contracter leur épidémie de façon asymptomatique car une nouvelle puce me fut au plus vite implantée. Et avec elle, c’est toute une nouvelle vie qui s’offrait à moi. Et si les premiers mois me parurent compliqués, j’ai fini par prendre le rythme de cette nouvelle existence. Qui est finalement très similaire à la vie que j’ai toujours menée, seulement séparée de mes parents de cœur que j’appelle toujours au moins une fois par semaine quand eux ne le font pas.

J’ai rapidement été accepté dans une école de formation d’éducateur canin et j’ai été fière de fêter ma spécialisation handichien avec mes nouveaux voisins et connaissances en janvier 2113. Je n’ai pas eu de mal à m’intégrer, mon sourire et ma simplicité jouant toujours pour moi et mes petites fautes de japonais disparaissant presque totalement. Mais parfois, je ne peux m’empêcher de me sentir très seule. Alors, j’ai pris un chien. Un shiba-inu sobrement baptisé Sésame, comme la couleur de son pelage qui m’a fait fondre.

Aujourd’hui, je crois que je peux dire que je suis heureuse. J’ai un travail que j’adore et dans lequel je m’épanouis pleinement, une petite maison agréable que je partage avec deux autres colocataires, une bonne situation financière et un avenir entier qui s’ouvre à moi. Alors, même si je redoute un peu le jour où cette fameuse lettre rose fera son apparition, je préfère ne pas trop y penser en attendant. Si cela doit arriver, cela arrivera. Comme tout ce qui doit être.