Savoir se sociabiliser ~

2094. Le temps des amourettes est bien loin derrière nous. Les sentiments oubliés, mais malgré tout nous y sommes. La maternité. Papa aurait pu être là, mais rester à la maison était suffisant. Un ou deux messages pour savoir si tout allait bien et c'était bon. Peut-être un appel en Visio pour voir de ses yeux l’enfant enfin venue au monde après presque 20 ans de vie commune, du moins 20 ans à se tolérer et à suivre à la lettre les directives imposées par le gouvernement. Voilà quel était l’état d’esprit de tes deux géniteurs le jour de ta naissance. Même si tu ne le savais pas lors de tes toutes premières minutes de vie, tu finirais toi même par t’en rendre compte aux fil des années qui allaient suivre. Aussi nombreuses furent-elles, ses années pour toi n’allaient rimer qu’avec un seul et unique mot, solitude.

2100. Voilà 6 ans que tu as montré le bout de ton nez. Ta vie semble suivre son cour. Tu vas sagement à l'école, même si tu n'as pas d'amis. Le social ce n'est pas vraiment ton truc. Déjà à la maison c'est comme si tu vivais avec une famille d'accueil. Pas de câlins, pas d'embrassades, aucun signe d'affection paternelle ou maternelle. Mais ça ne te dérange pas, tu as l'habitude. À la maison tu es sage et écoutes ce que disent tes géniteurs. À l'école tu fais de même, lors des pauses tu restes seule, t'amusant à courir après le chat qui venait se perdre dans la cour de l'école. L'innocence de ton enfance fait de toi une enfant heureuse malgré l'absence d'affection parentale.

2106. Tu as 12 ans, tu as un père et une mère. Tu as ta chambre. Ce lieu de confort qui te permet de communiquer avec les seules « personnes » que tu aimes côtoyer. Derrière ton écran tu t’imagines te libérer de ton quotidien, qui à tes yeux ne rime à rien. Tes parents ne t’apporteront jamais l’attention et le contact que tu retrouves tous les soirs lorsque tu es enfin dans ta chambre, derrière cet écran. Ta manette entre les mains tu t’amuses, tu bavardes avec des gens que tu ne connais même pas et que tu ne connaîtras surement jamais. Il est tard. Mais tu ne quittes pas ton écran, de toute façon ce n’est pas tes géniteurs qui viendront te déranger, pour eux tu ne représentes que le fruit imposé du gouvernement. Tu es là, c’est déjà ça.

2109. Tu as déjà 15 ans, les années filent et semblent se ressembler. Tes géniteurs ne changent pas, tu restes comme invisible à leurs yeux. Sauf lorsqu'ils te font remarquer que tu leur coûtes de l'argent et que tes résultats scolaires ne leur conviennent pas. Rien ne semble leur convenir, même l'incontestable ne leur conviendrait pas le moins du monde pourtant, ils se plient sans rechigner à ses règles, te faisant bien comprendre que tu devras faire de même par la suite. Car seul lui a le pouvoir de faire avancer le pays du soleil levant vers des jours meilleurs selon eux. Pourtant, tu n'en es pas persuadée. Tu aimerais tellement que le ciel leur tombe sur la tête, que cette vie prenne un nouveau tournant. Tu n'étais pas loin de la vérité, mais ça tu ne l'as su que trop tard. Octobre. Un mois d'une violence sans égale. Elles sont bien loin les révoltes des Incontrôlables. Cette fois c'est le climat lui-même qui semble se révolter face à tout ce qu'est devenu le genre humain du Japon. Tu l'avais pensé, mais jamais tu n'aurais souhaité cela après avoir vu la violence et le désastre qu'a été ce mois d'octobre. Shukumei. Beaucoup de choses furent dites aux informations, enfin tout cela semblait bien loin de la vérité à tes yeux. Mais ce n'était pas tes affaires, tu te devais de retourner en cours, de retourner grandir.

2110. Ta chambre te manque. Tu regardes l’heure, l’horloge accrochée au mur de la salle de classe qui ne semble même plus fonctionner. À quoi bon, l’heure est affichée en bas de ton écran, en bas de cette page blanche que tu étais censé combler en rédigeant ton cours. L’école te déplaît de toute façon, à quoi bon. Ta tête se pose sur ton clavier comme si tu étais assommée par les paroles du professeur. Lui aussi devait se demander ce qu’il faisait là, dans cette école publique médiocre, mais il fallait bien enseigner à tous ces jeunes, arrivé là parce qu’il le fallait pour que la démographie Du japon ne continue pas de chuter. DRIIIING. Tu sursautes, ton clavier encré sur le côté droit de ta figure semble expliquer ce charabia sur ton écran. 15 h, enfin tu allais pouvoir t’évader un peu de ton quotidien morose. Direction le gymnase, tu enfiles un short et un débardeur, tu serres bien les lacets de tes baskets et tu es partie. La piste d’athlétisme est à toi. Seule avec toi-même tu te libères, tu oublies, tu espères que les deux années à suivre fileront aussi vite que les dix dernières. C’est ta seule échappatoire de toute façon. À la maison que tu sois là ou non, c’est du pareil au même. Les cours ? Si tu pouvais y échapper tu t’évaderais de cette classe sans hésiter. Ton histoire est banale. Tu es banale. Seules tes sorties sur la piste te font prendre du plaisir à vivre dans cette société qui ne tourne pas rond. Tu le sais, ça ne tourne pas rond, pourtant tu ne sais pas pourquoi exactement tu penses cela. Car toi tu n'y connais rien et ça ne t'intéresse pas. Tu subis et appliques sagement le peu que tes géniteurs t’ont enseigné. Et à cause de cela tu ne vois même pas tout ce que tu loupes en passant à côté des relations humaines. Malheureusement, seul le temps pourra te l’enseigner.

2111. Le mois d'avril se termine, tu sais que les beaux jours vont de nouveau pointer le bout de leur nez. Tu aimes ça, les longues journées ensoleillées qui te permettent de rester plus longtemps dehors, à fouler la piste de course. Le temps que tu restes loin de la maison et des disputes aléatoires de tes géniteurs qui n'en peuvent plus d'obéir à l'incontestable. Du moins c'est ce qu'ils disent. Car au final, ils suivent bêtement les règles et les actions de vie qui leur sont ordonnées. Mai. Ce mois de mai, tu t'en souviendras toute ta vie. Entre panique et libération. Les premiers jours rimaient avec incompréhension pour tes géniteurs, puis la semaine qui suivit rima avec libération. Ton paternel en profita pour quitter la maison et trainer dans les bars du coin. À croire qu'il n'attendait que ça pour pouvoir se libérer de ta mère. Pourtant il n'avait aucunement le cran pour demander le divorce, car il craignait trop l'incontestable. Mais où était-il passer ? À croire qu'il s'était volatilisé, pourtant la vie suivait son cour, du moins elle essayait. De ta fenêtre tu admirais le soleil à son apogée. Tu aurais tout donné pour pouvoir prendre l'air et aller courir jusqu'à t'époumoner en allant au bout de tes forces. Mais hélas, après les cours tu devais de rentrer à la maison pour ne pas prendre de risques. Ce n'était pas comme si tu avais des amis, tu ne côtoyais personne au bahut. Mais il fallait faire attention, l'épidémie faisait rage, tout le monde était malade. Tes géniteurs allaient même jusqu'à penser que l'incontestable lui-même devait être tombé malade. Tu soupir fortement, retournant derrière ton écran d'ordinateur, sachant ton père au bar, alors que toi tu devais rester cloitré ici. Quelle injustice, ton géniteur se promenait librement ou il voulait et quand il le souhaita et toi tu devais de rester là. Puis comme un oisillon qui essaie de s'échapper ton paternel retourna rapidement dans la cage qui lui était attribuée, l'incontestable fit son grand retour. Tu ne voulais pas te mêler de tout cela, la politique ce n'était pas pour toi. Tu n'attendais qu'une chose, pouvoir te libérer de tes géniteurs, espérant ne pas finir comme eux. La conférence de presse du ministre de l'Intérieur eut pour effet de rassurer ton paternel, lui qui pensait finir en maison de redressement allait s'en tirer sans aucune sanction. Mais les sanctions finirent par tomber. Même si elles n'étaient pas préméditées par l'incontestable. 4 Décembre. Décès fictif de ton paternel, qui fit suivi de près par celui de ta génitrice. Pourtant, tu avais bon te pincer, ils étaient bien là devant toi, en chair et en os, toujours aussi peu aimants l'un envers l'autre, s'accusant à tort et à travers que cela était dû à leurs déviances durant le bug du système. 8 Décembre. Les médias rendent de nouveau le sourire à tes géniteurs ressuscités par le recensement national, une nouvelle puce et c'est reparti.

2112. 18 ans. Enfin tu t’échappes. Les cours ne te manqueront pas, du moins c’est ce que tu pensais au début. Mais tu te rends vite compte que de vivre avec tes géniteurs n’est pas de tout repos. À croire qu’il a fallu 18 ans pour qu’ils daignent te porter de l’attention. Cela devait bien arriver tôt ou tard. Tu ne vas plus à l’école, la vie est chère, il faut que tu travailles. Mais travailler dans quoi . Tu ne sais pas du tout vers quelle branche te tourner, ta banalité formatée par tes géniteurs t’empêche de te projeter. C’est là que la personne que se fait appeler ton père a une idée. Une idée que tu vas longtemps détester et rejeter avant de te plier à sa décision. Le bar dans lequel il passait toutes ses soirées après le travail cherchait du monde pour faire le service. Peu à peu tu te détaches de ton écran qui t’était si cher durant ton enfance, et jours après jours tu commences à devoir supporter le fait de côtoyer du monde. Des gens. Des hommes. Des personnes sociables, d’autres aussi écœurante qu’abusive. Tu n’es plus banale. Tu te forges cette carapace qui te permet de ne pas assommer la moitié des clients avec ton plateau, suite à leurs paroles déplacées envers ta personne.

2114. La journée la piste d’athlétisme reste ta meilleure allier pour t’évader de la maison familiale. Tes soirées, tu les passes au bar, à faire le service, ou bien derrière le bar à faire des cocktails. Tu y as pris gout, ce job que ton paternel t’avait pourtant imposé pour rester vivre sous leur toit avait fini par te plaire. Les gens ne semblent plus te déranger, maintenant tu commences même à connaitre les habitués. Tu n’as plus peur de parler aux gens en face, tu n’as plus besoin de ton écran. Maintenant tu as trouvé un début de voie. Une voie toute autre que celle que tes parents ont suivie, ta voie, celle qui te fait envie et non la voie toute tracée que tu attendais avec impatience pour pouvoir quitter la maison dans laquelle tu avais grandi. Tu voulais partir vivre ta vie, mais la vie est chère. Le seul moyen de continuer à t’évader ailleurs que sur la piste de course c’était grâce au mariage… Mais pour ça, tu n’étais pas encore prête.