Kei - I'm surrounded by idiots.

« Ai-je seulement été jeune, un jour, une fois, dans ma vie ? »

Tu es né de Reiko et Kinchi Abe, unis par les liens sacrés de l’Incontestable. Un père très pris par son travail, une mère au foyer. On dirait un vieux cliché sur les Japonais. Mais le mariage est une réussite. Une entente cordiale, trois enfants, dont toi, le petit dernier.

On exigeait de vous l’excellence. Tu faisais partie de plusieurs clubs, en primaire, au collège, au lycée. Pas de sport, pour toi, non. Plutôt les mathématiques, la physique et l’art. Les sciences pour l’intellect, l’art pour son côté raffiné en société. Tu étais bon, d’ailleurs. Étudiant modèle, jamais un mot plus haut que l’autre. Jamais vraiment un mot, d’ailleurs. Le nez dans ses livres, à réviser sans cesse. Cours du soir, jusqu’à pas d’heure. Peu de sommeil, beaucoup de révisions. Après tout, tes parents ne dépensaient et n’allaient pas dépenser autant pour toi et ton avenir pour que tu échoues et ne leur ramènes rien sur leur investissement, n’est-ce pas ?

Exit les sorties entre amis après les cours ou le week-end. D’ailleurs, des amis ? Qu’est-ce donc ? Cela entre-t-il dans une équation quelconque ? Pas de vie sociale en dehors de ta famille, pas d’activité extrascolaire, non. Les études, les études, les études. Tu n’intéressais pas tes camardes. Ça tombe bien, la réciproque était vraie.

Scolarité, université, dans les trois premiers de ta promotion, à chaque fois. Et tu as cravaché, jusqu’à obtenir ton diplôme, pour te trouver un emploi en tant qu’ingénieur en physique. Une fierté, pour tes parents, alors que prenais ton envol et commençait à vivre seul. Encore moins de sommeil, plus de café, et le début du tabagisme. Cela t’aidait à tenir le rythme. Ton métier te plaît, c’est un fait. Mais ce n’est pas non plus ta passion. Toi, tu aimes plutôt avoir les mains dans le cambouis, si l’on peut dire. Mais cela n’aurait pas suffit à tes parents. Et puis, tu n’y as jamais songé, quant au fait d’en faire ton travail. Bref. Une vie plutôt tranquille, en soi. Dans l’attente que tombe cette lettre prononçant les fameux mots.

Tu n’es pas pro Incontestable. Mais tu n’es pas contre. Tu es simplement… fataliste. Ça va arriver, tu le sais, c’est ainsi. Tu préfères ne pas y songer, en vérité, car tu ignores comment tu vas réagir, à vrai dire, une fois que tu seras devant le fait accompli. Donc… oui. Tu ne veux pas y songer.

Et puis. Et puis… La terre trembla, et l’océan se souleva. Le tsunami. Shukumei. Tu étais dans ton atelier – ton garage – lorsque cela s’est produit. Et tu t’es retrouvé avec une armoire en bois massif te tombant dessus. Te bloquant dessus, alors que l’eau s’infiltrait, petit à petit. Tu hurlais, espérant qu’on t’entende. De douleur. De terreur. Tu es resté coincé là pendant des heures. Des jours ? Tu ne savais plus. Au bout d’un moment, tu ne pensais même plus qu’on te trouverait. Mais finalement, les secours sont arrivés, après que ta famille, n’ayant eu absolument aucune nouvelle de ta part – malgré les lignes saturées et en piteux état – aient tout fait pour pouvoir venir voir d’elle-même si tu étais là et dans quel état. Tu as été conduit à l’hôpital. Touché à la colonne et la jambe dans un piteux état. On a tout fait pour rattraper le tout, mais tu en as des séquelles handicapantes. Tu peux, cependant, toujours marcher. C’est simplement douloureux et nécessite le port d’un corset pour te maintenir – ce qui est le moindre mal, soyons honnêtes -, d’une attèle et d’une béquille pour marcher. Il y a, cependant, l’espoir qu’avec de nouvelles opérations, cela puisse être totalement réglé. Mais tu n’as pas encore pris le temps d’y songer.

Tu as été en convalescence, quelques temps. Autant physiquement, que psychologiquement. Mais tu es resté seul, dans ton coin. Tu ne voulais pas déranger ta famille, n’avais personne vers qui te tourner et de toute façon, tu n’en aurais parlé à personne dans tous les cas.

Et puis, tu as repris le cours de ta vie, pour ne pas y penser. Pour ne pas penser tout court.

Tu n’as pas été concerné par le bug qui a eu lieu, tu ne t’en es pas vraiment préoccupé. Tu avais mieux à faire. Par contre, tu sais que, comme quelques-uns de tes collègues, tu as attrapé un sale rhume que tu as lutté… à coup de café et de cigarettes. Était-ce lié à cette épidémie qui a fait rage autour de toi ? Tu l’ignores. Et est-ce que tu t’en fous ? … Oui.

Nouveau bug ? Chasse à l'homme ? Politique de l'autruche. Métro, boulot, dodo, café, clope. Le plus important. Toi. Le reste ? Anecdotique. Pour toi, bien évidemment. Ta famille ? Tu n'écoutais pas vraiment ce qu'ils te disaient, au téléphone. Trop occuper à bidouiller un énième truc. Tu ne regardes pas la télé, tu ne lis pas les journaux. La Terre pourrait s'arrêter de tourner que tu serais sûrement le dernier à t'en rendre compte. Tes collègues en parlaient, parait-il. Tu hochais du chef, distraitement, quand ils essayaient de t'inclure dans la conversation - il faut dire qu'ils n'abandonnent pas l'idée de te voir agir comme un humain et non pas comme un robot. Tu te demandes, d'ailleurs, comment ils font pour te supporter, toi qui as tendance à les prendre de haut, comme s'ils n'étaient que des idiots - ce qu'ils sont, à tes yeux, à vrai dire.

Bien sûr, tu n'es pas totalement passé à côté de l'événement. Mais vraiment... Toi, tu es, actuellement, le citoyen modèle. Ou bien tout simplement, le droïde parfait. Tu te mets des œillères. Tu t'enfermes dans ta bulle. Manque d'empathie ? Peut-être.

Et aujourd’hui ? Tu continues de vivre ta vie.

Peut-être que tu vas te décider à sortir un petit peu. Peut-être. Ou pas, qui sait ?