Sora Yano - Until the Sky falls

[cw sexualité, prostitution]

La jeune femme vérifia une dernière fois le code sur ses écrans, son reflet dans le miroir et elle lança le programme. Ses lentilles s’illuminèrent et deux interfaces lumineuses apparurent dans son champ de vision. Le retour caméra était bon, tout était exactement comme elle l’avait prévu. Les lumières, l’environnement et même elle, tout était comme elle l’avait créé. Ce soir encore, Sora serait Sky aux yeux de ceux qui avaient payés pour la voir, il ne lui restait plus qu’à apparaitre dans le salon de conversation virtuel. Le NerveGear permettait tant de choses et donner vie aux fantasmes était l’une d’elle, grâce à lui Sky pouvait être là, bien présente, n’importe où et pour n’importe qui.

« Bienvenue cher client, toutes mes félicitations pour avoir remporté l’enchère spéciale de ce soir ! Comme annoncé, je serais à votre unique service jusqu’à ce que le jour se lève sur Tokyo pour réaliser tous vos désirs. Alors, cher client, qui voulez-vous que je sois pour vous ce soir ? »

Des mots apparurent bientôt sur l’interface de Sora. Elle se figea, perplexe puis un sourire malicieux étira ses lèvres.

« Vous êtes sûr de vous ? La vérité, c’est vraiment ce que vous voulez ? Une fois l’illusion brisée, on ne peut plus revenir en arrière… Soit. C’est à vous de voir. »

La jeune femme pianota un instant sur son clavier et le boudoir virtuel où ils se trouvaient disparu. Fini les lumières colorées, le halo qui entourait la silhouette de la camgirl d’une aura irréelle et les odeurs délicates et sulfureuses. L’ambiance feutrée créée par ordinateur disparue pour laisser place à la simple captation des caméras. Ne restait que la réalité crue d’une petite pièce aux murs blancs où étaient entreposés câbles, écrans et autres matériaux informatiques. Sky dans sa robe à paillettes paraissait toute petite dans la lumière bleue de ses écrans.

« Vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je me mette à l’aise ? »

Elle attendit de lire la réponse de l'inconnu sur son interface avant d'attraper un gros sweat à capuche et de l'enfiler. La jeune femme attacha ses cheveux en deux couettes de chaque côté de sa tête puis sortit un vieux paquet de cigarettes de sa poche. Elle en coinça une entre ses lèvres et l'alluma avec une allumette qui traînait sous l'un de ses moniteurs. Elle en tira une longue inspiration avant de reporter son attention sur la caméra en face d'elle. Elle leva sa cigarette comme pour se justifier.

« Je suis plutôt « old school » comme fille, je n’aime pas trop les cigarettes électroniques ou ces porte-cigarettes qui filtrent tout, rien ne vaut ce bon vieux tabac. Mais vous n’êtes pas là pour m’écouter parler de ça. Par où commencer ? Mon nom peut-être ? »

Elle eut un sourire en coin et caressa du bout du doigt le choker qui couvrait sa gorge d’un gros « SKY » en lettres capitales dorées.

« Je me nomme Sora, avec le Kanji du ciel, Sky en anglais. Très original me direz-vous, mais c’est comme ça que l’on m’appelait lorsque j’étais en Angleterre et c’est là-bas que j’ai commencé tout ça. Mais peut-être devrais-je vous raconter les choses dans l’ordre. »

Elle tira une longue bouffée sur sa cigarette, comme si elle s’apprêtait à raconter une très longue histoire.

« Je n’ai pas trop de souvenirs de ma petite enfance. Je suis née en 2091 je ne sais pas où ni de qui, et j’ai été adopté à l’âge de 6 ans. Mes souvenirs de l’orphelinat sont assez vagues… Ah non cher client, rangez-moi votre compassion et vos emojis tristes ! C’est la meilleure chose qui me soit arrivée de ma vie ! J’ai eu une famille adoptive adorable qui s’est toujours très bien occupée de moi et elle m’a même offerte une petite sœur, Izumi. Ce petit ange est mon rayon de soleil, l’être le plus précieux de mon monde.

J’ai eu une scolarité assez classique, très entourée. Enfin j’ai dû changer d’école une fois. Je suis plutôt douée pour les relations sociales voyez-vous. J’ai toujours eu des facilités à déterminer ce que les gens désiraient, mais je ne suis pas quelqu’un qu’on pourrait qualifier de loyal et je dois dire que j’ai toujours pris beaucoup de plaisir à jouer du potentiel dramatique de la vie. Et les dynamiques sociales adolescentes sont tellement fascinantes ! Ces êtres débordants d’hormones et de sentiments contradictoires mal dans leur peau, ajoutez à ça la pression sociale et le tabou de la sexualité et tout est réuni pour faire une pièce tragi-comique des plus divertissantes. Ce n’est bien-sur pas ce qu’ont pensé mes camarades de classe lorsque j’ai couché avec l’amoureux de l’une d’entre elles. J’avais eu à l’époque mon passage à tabac en règle, mais je crois que ma réaction n’avait pas été celle escomptée. Pas assez de crainte et de supplications à leur goût. J’avais eu un coquard pendant un moment et l’expérience m’avait valu une petite réputation. Mes parents avaient alors estimé qu’il serait mieux pour moi que je change d’école, mais ça n’avait pas vraiment réglé le problème...Vous permettez ?»

Sora disparut du champ de la caméra et revint quelques instants plus tard avec un bol de ramens instantanés et une bouilloire. Elle versa précautionneusement l’eau bouillante dans le récipient en plastique puis referma l’opercule avant de reprendre son récit.

« Non, le problème cher client, c’est que j’aime le sexe. J’ai toujours aimé ça. C’est une expérience sensorielle et relationnelle fascinante ! Les sensations, les fantasmes des uns et des autres, les sentiments ou leurs absences aussi parfois... Cependant, au 22ème siècle il n’est pas bon aimer le sexe, pas si on n’est toujours pas marié. Et ça fait de moi une perverse, une fille facile pour reprendre l’expression du siècle dernier. Mes parents ont fait ce qu’ils pouvaient pour l’accepter, mais en grandissant Izumi n’a pas pu. Elle refuse toujours de me voir et de me parler. »

Pour la première fois depuis le début de la conversation, Sora avait l’air sincèrement affectée, blessée même. Malgré son sourire, on pouvait lire une forme de douleur dans son regard.

« Comme beaucoup de Tokyoïtes, Iz et moi avons perdus nos parents pendant Shukumei. Notre appartement a été détruit par le séisme. Les différentes associations nous ont relogés comme ils ont pu, mais au moins on a pu rester toutes les deux.  Lorsque l’ordre est revenu peu à peu, les autorités ont confié notre tutelle à une cousine éloignée de notre mère adoptive qui vivait à Osaka. J’avais 18 ans alors j’ai voulu me faire émanciper et récupérer la tutelle d’Iz pour qu’on n’ait pas à partir. Après tout j’avais l’âge d’être mariée et si je l’avais été, j’aurais été légalement responsable devant la loi. Cela a été le seul combat de ma vie, le seul qui méritait d’être mené et je l’ai perdu. Iz qui avait 13 ans a dû partir vivre avec cette cousine à Osaka et j’ai été envoyé chez une amie à elle en Europe. Je crois que ma perversion l’embarrassait trop et j’étais majeure là-bas alors ça arrangeait tout le monde. »

La jeune femme fit une pause dans son récit pour manger goulument ses ramens. Son appétit contrastait avec son allure, apprêtée jusqu’au bout des ongles si on omettait le gros sweat qu’elle portait par-dessus sa tenue scintillante. Une fois rassasiée, Sora s’étira de tout son long et s’alluma une autre cigarette.

« J’ai passé quelques temps à Londres, c’est là-bas que j’ai commencé à travailler comme développeuse. Je n’étais pas mauvaise, mais faut aussi dire qu’ils ont quand même un très gros retard technologique par rapport à nous ces anglais. Je travaillais sur un programme pour l’ancêtre du Nervegear, une sorte de combinaison avec un casque. Ça semble tellement désuet maintenant. J’étais dans une équipe qui codait des environnements pour faire vivre des concerts en réseaux et puis j’ai été recruté par leur département divertissement pour adulte. Donner vie aux fantasmes des gens, c’était fascinant et j’ai adoré ça ! Là-bas aussi le porno a de beaux jours devant lui. Et puis l’adultère n’y est pas passible de mort, ça ouvre tant de possibilités… J’y ai fait plein d’expériences, j’ai même essayé certaines drogues. Et puis c’est à ce moment-là que j’ai commencé mon activité de Camgirl. Tout le monde m’appelait déjà Sky alors mon nom de scène était tout trouvé. »

Sora évoquait ces années de sa vie avec une douce nostalgie. Elle affichait un sourire affectueux envers celle qu’elle était à cette époque, cigarette au coin des lèvres.

« Iz ne sait rien de mes activités dans l’industrie du X ni de mon « expérience londonienne » si je puis dire. Elle est si pure, elle croit en l’amour sincère et chaste, celui qui vous tombe dessus par hasard comme dans les films du siècle dernier. Mes parents y croyaient aussi même si leur mariage par l’Incontestable était une bénédiction. Je me souviens qu’ils avaient refusés de s’embrasser dans le Big Bang Kiss, pour qu’Iz et moi soyons libres d’aimer et de vivre toute notre vie avec qui nous souhaitions. C’est ce qu’ils avaient dit. Et puis la milice a enfoncé notre porte au petit matin pour les emmener sans ménagement en centre de redressement. Ma sœur n’avait que 12 ans à cette époque, elle ne pouvait pas comprendre qu’ils reviendraient au bout de quelques jours seulement alors elle s’était ruée sur les miliciens pour les arrêter. C’était ridicule autant qu’inutile bien-sûr, mais ça a commencé à dégénérer alors je me suis interposée. Une chose en entrainant une autre, j’ai fini en garde à vue. »

Sora riait presque en racontant cet épisode qui sonnait dans sa bouche comme une situation cocasse parmi d’autres.

« J’étais mineure à l’époque alors ça n’a évidemment pas duré longtemps, mais je dois dire que l’expérience ne m’a pas déplu. Il y avait beaucoup de monde en cellule ce jour-là, essentiellement des manifestants de la nuit, et il y avait cette femme. Elle était superbe dans sa détermination, dans sa colère face à un système qu’elle pensait injuste. La foi qu’elle avait en ses idéaux était immense et magnifique. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue après ça. Je ne connaissais même pas son nom mais elle m’a hantée pendant longtemps. Je repense à elle parfois, encore maintenant. »

Soudain son air s’assombrit comme si elle s’apprêtait à raconter un souvenir douloureux à cet être anonyme branché à son Nervegear.

« Et puis il y a eu la mort d’Izumi. C’était très soudain, j’ai lu la nouvelle sur l’ATAI alors que j’étais encore à Londres et la cousine qui s’occupait d’elle était injoignable. J’ai sauté dans le premier vol. J’ai cru que mon monde était en train de s’écrouler, même à la mort de mes parents adoptifs je n’avais pas ressenti une telle détresse. »

La jeune femme prit son visage dans ses mains et marqua une pause dans son récit. Elle avait besoin d’un moment. Revivre cet évènement, même si ce n’était que par la parole, était éprouvant. Lorsqu’elle releva la tête, elle affichait un grand sourire, mais son auditeur secret n’était pas dupe, ses yeux étaient humides.

« Finalement, il s’est avéré que c’était seulement une défaillance de sa puce. J’ai entendu dire que ce n’était pas la seule à qui s’était arrivé, qu’elle avait été malade comme beaucoup d’autres à cause de ça, qu’il y avait eu une véritable épidémie. Et cette petite maligne avait profité d’être déclarée morte pour fuir avec son amoureux vers un pays où, selon ses dires, elle pourrait vivre son amour en paix sans risquer de devoir se marier à un ou une inconnue l’année suivante. Ils ont bien-sûr été rattrapé par la milice avant même d’atteindre l’aéroport. A 15 ans, vous pensez bien… Elle a été quelques temps en centre de redressement et on ne m’a pas permis de la voir ou de la contacter.

J’ai un peu perdu les pédales à cette époque. Iz ne voulait plus de moi dans sa vie, j’ai cru la perdre complètement et j’ai craqué. J’ai fait tout un tas de choses insensés mais je ne préfère pas m’étendre sur le sujet. Je me suis fais aidée et maintenant je vais mieux. Je me suis installée à Tokyo à nouveau, j’ai trouvé un job, je continue mes petites activités en ligne et je mets de coté de l’argent pour les études de Iz. Pour le jour où elle en aura besoin, vous voyez ? Peut-être que d’ici là, elle acceptera que je revienne dans sa vie. »

Dehors les premiers rayons de l’aube commençaient à colorer l’horizon entre les tours de la ville. Il était temps de se dire au revoir.

« Après cette nuit, toutes ces confidences, nous ne pourrons plus nous revoir cher client. Mais vous le saviez déjà. C’est précisément la raison de tout cela, n’est-ce pas ? Vous l’avez reçu c’est ça ? »

Les mots bleus sur l’interphase de Sora se firent attendre puis une photo s’afficha. La fameuse enveloppe rose.

« Toutes mes félicitations pour votre mariage cher client. J’attends mon tour moi aussi, j’ai hâte. Hâte de découvrir qui l’Incontestable aura choisi pour moi, qui sera l’homme ou la femme de ma vie. C’est vrai que je regretterai probablement la liberté sexuelle du célibat mais qu’est ce que c’est à côté de l’amour ?

Adieu cher client, je vous souhaite bien du bonheur dans votre ménage. Vives les mariés ! »

Et elle coupa la communication.